Chacho et Joachim

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Pendant près de 1000 km, on survole la pampa qui ressemble à une mer grise et calme, avec quelques îlots verdoyants, ceux que crée l’irrigation d’une éolienne et où viennent s’agglutiner tous les troupeaux de la région. Puis, insensiblement, quelques vagues de collines pelées ou luxuriantes, c’est selon la saison, barrent l’horizon. On n’en survole une série, puis une autre, et l’avion s’engage dans la troisième vallée, remonte le lit sans eau d’une rivière qui doit être le Rio Pasaje, atterrit en douceur dans une pleine qui s’est élargie et où on distingue, quadrillage de maisons blanchâtres, la ville de Santa. Au-delà, les collines se font montagnes et grimpe, à l’ouest, vers la cordillère des Andes qui cache, côté chilien, le désert d’Atacama, au nord vers les hauts plateaux boliviens, la Quiaca et Santa Cruz de la Sierra où mourut un certain guérillero argentin surnommé le Che, Che Guevarra.

L’impression d’avoir survolé la pampa comme un océan est confirmée par l’histoire. Salta, à la limite de la plaine et des montagnes, est un port en pleine terre. Au temps de la colonisation espagnole, toute l’Argentine dépendait du vice royaume du Pérou. Les peaux et autres produits exportés par Buenos Aires vers l’Europe, au lieu d’être embarqué dans le Rio de la Plata, suivaient donc un trajet étrange, traversant les 1000 km de plaine en charrette pour être déchargé à Salta, bâtées sur des mules capables de gravir les sentiers d’altitude, et gagnait ainsi, en un peu plus d’un mois, Lima, 1600 km de plus, au nord-ouest toujours, par les Andes et l’Altiplano.

Ensuite, lorsque les Espagnols concédèrent à Buenos Aires le droit de commerce, le trafic fit dans l’autre sens, les richesses péruviennes pillées dans l’ancien empire inca descendant à dos de mulet jusqu’à Salta pour être ensuite chargées sur les charrettes qui, par des routes qui n’étaient que de simples caps à suivre, et gagnait les rives du Rio de la Plata avant de voguer vers l’Europe.

Le premier guérillero de la région de Salta, ce ne fut pas le Che mais bien, un siècle et demi plus tôt, un certain Martin Miguel de Guëmes, le héros de l’indépendance, l’inventeur de la guerre de harcèlement, une espèce de Dieu à cheval, emmenant ses poignées de gauchos déguenillés à l’assaut des troupes régulières du roi d’Espagne. À Salta, l’anniversaire de la mort de Guëmes, le 17 juin 1821, est l’occasion de cérémonies auxquelles chaque gaucho se fait un devoir d’assister, monté sur son plus beau cheval, arborant un poncho rouge sang barré d’une seule bande noire qui, depuis ce 17 juin 1821, évoque le deuil de tout un peuple.

Salta compte une dizaine d’hôtels mais il faut, je crois, descendre à l’hôtel Salta, sur la place du Cabildo. Le portier, Sanchez, est aussi un des plus extraordinaires compositeurs de la région, il fabrique lui-même ses violons et en joue merveilleusement. L’hôtel, à part ça, a abrité Yul Brynner, venu tourner Tarras Bulba dans ce coin de terre ou le réalisateur était sûr de trouver des cavaliers à foison. Et puis, au premier étage de l’hôtel, il y a l’anti-gaucho, un authentique comte italien, ruiné à Monte-Carlo, maître d’hôtel ici, comme par hasard et qui, en 25 ans de présence, n’a jamais mis les pieds dans la campagne, essayant seulement, au fil des dévaluations successives, de rester qu’il croit être, un aristocrate européen qui aurait dû être un grand aviateur si un arbre n’avait pas interrompu sa course et sa carrière, du côté de Vérone, dans les années 30.

La région de Salta fourmille, aujourd’hui encore, de personnages d’exception. Tous ne sont pas âgés mais le plus extraordinaire, peut-être, qu’il m’ait été donné de rencontrer, compte 75 ans et nomme le Chacho, le chacho royo. Son vrai prénom et César je crois bien que lui-même l’a oublié depuis une bonne génération.

L’histoire du chacho est exemplaire. Chacun, ici, sait qu’il est sans doute le meilleur gaucho de toute la province. Il est pourtant d’une bonté, d’une modestie désarmantes il habite avec sa compagne, bien plus jeune que lui, une maisonnette de deux pièces, caché sous les arbustes, au bord de la route qui mène à la Bolivie, par Jujuy et la Quiaca.

Le lieu est trop petit pour que le chacho y entretienne même un seul cheval et celui qu’il possède est en pension chez un de ses amis, Arturo Fernandez, au campo alegre, sept ou 8 km de là. Quand il veut partir pour les collines, le chacho s’habille donc de ces lourds de bottes plissées, de son ample pantalon brodé, de sa large ceinture au cuir cru et blanc marqué d’incisions précises et artistiques, de sa veste stricte évoquant celle de Ho Chi Minh ou de Mao, du foulard sans lequel un gaucho ne serait pas un gaucho, du sombrero beige, immense, d’où semblent ne dépasser que ses sourcils, sa barbe et l’éclair malicieux de ses yeux aux aguets. Et, ainsi vêtu, le chacho attend l’unique autobus quotidien, bondé d’indiennes aux dents noircies de coca, de volailles prisonnières de paniers de roseaux, de petits estancieros retour de la ville où ils sont allés acheter les quelques produits que ne donne pas leur terre, maté, café, sel, alcool de genièvre.

Le chacho ne rate pas un rodéo, une castration, un bain du troupeau. Il règne en maître dans le corral de pierre de son ami Arturo, lance le lasso mieux que quiconque et reconnaît une vache malade d’importantes au premier coup d’oeil, dans un groupe de ou six douzaines de bêtes qui semblent toutes identiques au regard du néophyte.

C’est lui aussi qui, dans sa maisonnette, confectionne tous les liens, des lassos, les selles, les guardamontes de l’estancia d’Arturo. Il sait ôter en quelques minutes la peau d’un animal, il la tend entre une dizaine de piquets, 10 cm au-dessus du sol, et attend patiemment qu’elle sèche, quelques semaines durant. Ensuite, suivant l’épaisseur, la consistance du cuir, ils prélèvent telle partie pour la confection des guardamontes, ces lourdes protections de cuir durci qui empêche les épineux de venir, en pleine course, lacérer les jambes du cavalier, telle autre pour la découper en fines lanières qui serviront, suivant leur taille et leur texture, à la fabrication d’un lasso de six bandes tressées ou à l’élaboration minutieuse d’un bouton de l’Est, d’un manche de fouet, d’un étui de couteau car tout, chez le gaucho, est fait à base de cuir, d’os, de pelage, sauf bien sûr les tissages et les vêtements, laborieusement brodé par la compagne restée au logis.

Le chacho a encore une autre passion, l’élevage des coqs de combat, petite boule de nerfs, multicolores et agressives, que les gauchos emportent en, dans des paniers ajourés, jusqu’à des lieux, même éloignés de plusieurs dizaines ou centaines de kilomètres, où a été annoncé un combat. Le chacho et ses coqs sont renommés à des lieues à la ronde et les joueurs ne risquent guère à miser sur eux, c’est une valeur sûre pointe malgré tout cela, le chacho est un doux, un discret. Il s’étonne que j’aie pu faire tant de kilomètres pour le rencontrer, parler avec lui, partir à ses côtés dans les collines de broussailles qui appartiennent à l’estancia, à la finca, d’Arturo Fernandez.

Du passé, le chacho ne parle guère et, si je n’avais pas été averti de ses aventures par le Padre Requena, je n’y aurais sans doute jamais vu que du feu. Sa compagne m’a mis sur le chemin. Quand il est parti, m’a-t-elle confié alors que le chacho était allé donner à manger à ses coqs, je jouais encore à la poupée et mes parents parlers de lui comme d’un mythe vivant. Quand il est revenu, j’étais femme, nous nous sommes rencontrés et nous ne nous sommes plus quittés.

Parti. Revenu. Et, sans doute, une bonne quinzaine d’années entre le départ et le retour. Pourtant, le chacho, qui avait alors moins de 30 ans, n’était pas loin. Il vivait là haut, seul, errant, entre trois et 5000 m d’altitude, guettant tout groupe de cavaliers qui se seraient mis à sa recherche, changeant de vallée à chaque bruit suspect.

Chacho, chacho rojo, un des derniers vrais gauchos matreros, un homme qui a quasiment pris le maquis après avoir tué son patron, un patron irascible et mexicain qui avait osé le soupçonner, lui, chacho, lui le gaucho au coeur fier, d’avoir puisé dans les économies. À la nuit tombée, dans la cuisine de la finca, les couteaux étaient sortis de leur fourreau, les pointes avaient virevolté à un pouce des visages, le patron avait tenté un coup bas, la riposte de chacho avait eu la vitesse de l’éclair, le patron se vidait déjà de son sens, dans la pièce de terre battue. Avant le jour, le chacho avait enfourché son cheval préféré et il était parti vers les montagnes, où il allait vivre 15 années durant, s’enterrant dans la neige pour échapper aux rafales de l’hiver, galopant à la poursuite des autruches et des lamas, confectionnant des vêtements de peau avec, pour toute aiguille, les épines des cactus géants qui hantent les vallées abritées, proche du village indien de Inca Huasi.

Tel est l’homme à côté de qui je mène mon cheval, le petizo brun qu’Arturo m’a prêté, l’homme qui honore de son amitié et de sa confiance, sautant de cheval pour me montrer telle herbe abortive, telle autre mortelle, même d’une seule feuille, pour la vache qui en gros très par mégarde. Chacho rojo, la sagesse sept gaucho, la liberté fête vérité.

***

Une fois déjà, lors d’un premier passage à Salta, j’avais attendu Joachim plus d’une semaine chez le Padre, dans la petite église de San Lorenzo, au pied des premières collines. Mais Joachim n’était pas venu, sans doute les pluies de l’été avaient-elles emporté le sentier, à moins que Joachim et décidé d’aller vendre ses mules jusqu’au Pérou, voyage en solitaire qui prend facilement deux mois et que de rares intrépides pratiquent encore.

En mars dernier, j’étais à nouveau à Salta et, cette fois, j’espérais bien rencontrer, enfin, ce fameux Joachim. Le Padre Requena, que j’étais allé voir à San Lorenzo, était inquiet. Tellement inquiet qu’il s’était même décidé à alerter le consul d’Allemagne. Joachim était passé en catastrophe le mois précédent, il avait laissé en désordre des papiers qui disaient vouloir passer prendre deux jours plus tard et, depuis, plus de nouvelles. Un commando militaire croie en ce vagabond en pleine forêt tropicale l’avait-il pris pour un guérillero ? Ou des malandrins, apprenant que Joachim avait eu la chance de tamiser une pépite plus grosse que d’habitude, lui avait-il réservé un mauvais sort à son arrivée dans les faubourgs, comme cela avait déjà été le cas lorsqu’on avait retrouvé Joachim, saoûl et blessé, au creux d’un fossé ? Des amis de rencontre l’avaient fait boire au nom de la camaraderie et l’avait détroussé après la deuxième bouteille.

J’avais partagé l’inquiétude du Padre. Puis j’étais reparti pour travailler dans la finca d’Arturo Fernandez, à campo allegre. Un jour, les estuffas dans lesquelles Arturo fait sécher, puis blondir le tabac qu’ils cultivent très de la retenue d’eau, ces estuffas qui sont de grandes salles presque étanche, chauffée par des brasiers extérieurs, avait pris feu.

Pas question de prévenir d’hypothétiques pompiers, Salta trouve à 40 km les personnes, ici, dans le téléphone. Nous nous sommes battus contre le feu toute la journée transportant du puits jusqu’au bâtiment seaux d’eau après seaux d’eau, malaxant a maintenu, au, de la boue pour colmater les rares mais dangereuse prise d’air, cherchant à noyer et à étouffer l’incendie.

Le soir, quand tout ne fut plus que cendres et poutrelles noircies, je descendis avec ma petite voiture jusqu’à Salta en quête de vêtements laisser chez des connaissances, j’ai failli me mitrailler au passage d’un poste militaire dont j’avais oublié jusqu’à l’existence, l’esprit occupé par les péripéties de la journée. À Salta, un message, Joachim était réapparu, il m’attendait à San Lorenzo.

C’est la, dans la petite église, que j’ai découvert le personnage. 1 m 95, blond, teint clair à peine tanné par le soleil des hauteurs, il est vêtu en gaucho et ne veut pas que nous parlions en allemand. Ça ne convient pas, me dit-il, aux choses d’ici. En espagnol, il a l’accent des petites bourgades de la montagne, plus traînant, plus chantant que celui de Salta. Parfois, il emploie un mot, une expression du dialecte aymara ou quechua, c’est qu’il vit, là haut, avec quelques Indiens qu’il a même, chose impensable dans ce pays, associés en participation à l’exploitation de sa finca.

Six ans qu’il est là. Il en àa30, est ingénieur en géologie, mais ne supportait plus l’étroitesse de l’Europe. Quand il est arrivé et qu’il a dit son projet, les gauchos se sont moqués de lui, personne ne voulait lui vendre un cheval pour partir en quête d’une finca abandonnée, dans un la montagne. Finalement, il a pourtant rayonné dans la région, s’est engagé sur des chemins où personne ne passait depuis des années, a fini par trouver 8000 ha entre ciel et rochers, a reconstruit le toit de l’unique pièce, à capturer des mules sauvages, les à élever, revendu à des centaines de kilomètres de là. Il partait seul, affrontant le viento blanco, ce vent de neige face auquel de plus vaillants que lui ont laissé leur peau.

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