Le temps des cap-horniers

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Le 24 janvier 1848, on découvre de l’or en Californie. La ruée vers ce nouvel eldorado tient dans l’Histoire la place d’une des plus grandes migrations modernes. Mais la Californie, c’est loin et les émigrants parvenus sur la côte est des Etats-Unis, lorsqu’ils apprennent la nouvelle, hésitent à s’engager avec leurs roulottes à travers les grandes étendues du Far-West, où les guettent des embûches tendues par les bandits de grands chemins, les Indiens et le froid des Montagnes Rocheuses. Cinq mois suffisent à peine à telle aventure.

A cette périlleuse expédition, ils préfèrent d’autres itinéraires, plus longs mais moins dangereux. Certains embarquent jusqu’en Amérique centrale et traversent l’isthme américain, à dos de mules, aux alentours du futur canal de Panama. D’autres choisis­sent de s’attaquer au désert mexicain. D’autres enfin, les moins fortunés, les plus nombreux, font le grand tour et, à bord d’impressionnants trois-mâts appareillant de New York, arrivent (quand ils arrivent…) à San Francisco après un voyage de trois à… huit mois en mer, via le cap Horn.

Le voyage n’est pas de tout repos. Si le capitaine et les officiers ont droit à des cabines de luxe lambrissées d’acajou, si les rares passagers riches peuvent espérer un vrai lit et de vrais repas, la plupart des voyageurs s’entassent dans les entreponts successifs, jusque dans la cale. Dormant tant bien que mal sur de minuscules couchettes empilées les unes sur les autres, ils étouffent au passage de l’équateur et ne peuvent espérer se réchauffer à proximité des moteurs lorsqu’approche la Terre de Feu: les cap-horniers naviguent à la voile. Quant à la nourriture, elle se compose de biscuits et de fruits secs, de pâtes et d’un peu de viande, daubée ou trop salée. Passé le cap Horn, c’est la remontée vers l’espoir. Les eaux du Pacifique sont calmes et, au bout du voyage, il y a, peut-être, la fortune. Mais encore faut-il passer le cap. Et, plus encore, le détroit Le Maire.

Dans le prolongement sud-est de la Terre de Feu se trouve en effet une immense île, déchiquetée comme pas une et nommée Ile des Etats. Au-delà de l’île, les courants et les tempêtes rendent presque impossible la navigation. Il faut donc passer entre l’Ile des Etats et la Terre de Feu par le détroit découvert en 1616 par Jacques Le Maire.

Aux abords du détroit, la mort guette. Les tempêtes sont ter­ribles, les brouillards sont si denses qu’on n’y voit goutte et les vagues déchiquetées cachent jusqu’au dernier moment la pré­sence des rochers.

Une carte, publiée dans l’excellent livre de Natalie Goodall, descendante par alliance de Thomas Bridges, montre l’emplace­ment des épaves sur les récifs de l’Ile des Etats et de la péninsule Mitre. On dirait des insectes pris dans les rets d’une invisible toile d’araignée. Ici sont allés par le fond une bonne cinquantaine de navires, perdus corps et biens entre 1880 et 1920. Les candidats à l’eldorado, qui n’escomptaient pas même une escale en Terre de Feu, ont élu, bien contre leur gré, leur dernier domicile sur ces côtes du bout du monde.

Pour les cap-horniers, le 15 août 1915 a sonné le com­mencement de la fin. Voilà déjà des années que les caravanes tra­versaient plus facilement le continent nord-américain et, ce 15 août 1915, un premier navire emprunte le canal de Panama. Pour les cap-horniers mais aussi pour les ports d’Ushuaïa et de Punta Arenas, où mouillaient la plupart des cap-horniers, le temps au moins de s’approvisionner en eau douce, c’est la catastrophe. Les derniers trois-mâts font encore escale dans les années trente, puis c’est le calme et la désolation que ne viendront animer, cinquante ans plus tard, que les navires russes, nordiques, américains, argentins ou chiliens en partance pour les bases scientifiques – et stratégiques – de l’Antarctique.

Reste, bien sûr, le tourisme. Il est de bon ton d’être allé, une fois au moins, dans la ville la plus australe du monde, Ushuaïa. Les voyageurs des temps modernes n’ont plus le temps de naviguer. Ils embarquent à Buenos Aires à midi et, avant la tom­bée de la nuit, se sont installés dans leur chambre d’hôtel dominant le canal de Beagle. L’avion a remplacé les trois-mâts et l’aventure d’autrefois a cédé le pas à la facilité.

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