Une année en Patagonie

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Patagonie. Le mot à lui seul suscite l’imaginaire. La réalité, elle, est plus rude. Mais plus belle aussi, sans doute. Quand je suis arrivé à l’estancia, l’avant-veille, la vie en semblait comme absente. La plupart des hommes, je l’ai appris plus tard, étaient allés, comme on le fait une fois l’an, quérir les milliers de moutons, là bas, à des dizaines de kilomètres, aux confins de la propriété. Et, ce matin, le nuage de poussière qui gonfle au loin sous un ciel sans ride annonce leur retour.

Pour le cuisinier – l’un des seuls à n’être pas partis, trois jours plus tôt, avec le groupe des gauchos – c’est le signe qu’il faut se remettre au travail. Dans une heure ou deux, les hommes seront là, fourbus, affamés, et dans ce pays où l’effort se m compte en années, une minute de retard serait une minute de trop.

Le gaucho est un personnage haut en couleurs, dit-on. Notre dizaine de revenants dément la légende. Ils sont tous du même gris terne, du sombrero aux bottes, avec une prédilection pour le visage. Ils semblent modelés dans la terre qu’ils ont foulée, des heures durant. Et le vent qui a soufflé en rafales toute la journée n’a nettoyé que le ciel, balayant la pampa en effarouchant bêtes et hommes.

Les chevaux ne répondent plus guère aux morsures des éperons. Il faut encore, pourtant, encercler le troupeau, rattraper les fuyards, concentrer les milliers de bêtes vers l’entrée de grands corrals clôturés de bois, les forcer à passer le goulet. Alors seulement, les gauchos se dispersent, continuant à pied, dieux déchus, vers leurs cahutes respectives. Ils en ressortiront dépoussiérés, un rien pomponnés même, et à cet instant seulement ils gagneront la cantine de paille tressée où le repas ne commencera qu’après l’arrivée du dernier d’entre eux.

Ici n’est pas – ou du moins pas encore – ma place. Je ne parle pas un mot d’espagnol et ne saurais répondre au harcèlement de questions et de quolibets dont le gaucho assaille volontiers le gringo, l’étranger.

Sur le chemin de ma chambre, je croise encore, superbe avec ses hautes bottes plissées armées d’éperons à molettes, un retardataire. Vaste culotte bouffante noire, le manche du facon (le couteau gaucho) dépassant de la large ceinture tintinabulante, il semble ne pas me voir. Son chapeau à petits bords, qui serait ridicule n’importe où ailleurs, lui donne ici l’assurance des initiés. L’inévitable foulard complète ce tableau fugace, presque irréel.
A l’estancia, on se lève tôt. Mais, le jour des bains (ceux des moutons) on se lève plus tôt encore. Quatre heures. Et, dès le petit déjeuner, il devient impossible d’oublier où l’on est: On se nourrit déjà – et exclusivement – de mouton grillé .

Longue journée que celle des bains. Chaque mouton doit y passer, c’est essentiel. Sinon, le poil et la peau ne tarderaient guère à héberger nombre de parasites dont certains dévorent, réellement, le corps de la bêle.

Projetés d’abord dans un grand bassin, les moutons n’ont d’issue que vers un long couloir de béton, rempli lui aussi d’un mélange d’eau et de désinfectant. Ils s’y engagent donc à la queue leu leu, nageant tant bien que mal, la tête contre la croupe du précédent. Les gauchos, placés le long du couloir, ont pour rôle d’appuyer à l’aide d’un bâton sur la seule partie émergée, la tête, afin que n’échappe pas au traitement le plus petit centimètre de peau. Trois mille moutons en un jour, les heures sont longues, même si on se relaie parfois aux différents postes. Je crois bien m’être endormi avant le gros du troupeau. Et, dans mon rêve, je ne sais plus très bien qui était le plus sauvage, de l’homme ou de l’animal.

Une fois de plus, le lever s’est fait avant l’aube. Les gauchos sont déjà à la cuisine, sirotant le maté, se délectant de cette amertume désaltérante, tonifiante et rassurante. Comment trouvent-ils encore du liquide dans ce petit pot tout entier investi par les rajouts de l’herbe sèche et hachée ? Mystère. J’essaie, avec l’embout d’argent qu’ils nomment la bombilla, de faire comme eux. Tout le palais se révulse comme une huître sous un filet de citron.

Je risque un « buenas dias, senores » et la riposte vient aussitôt: buenas dias, gringuitto, bonjour petit étranger ! Moi qui mesure 1m78. Le sens de la moquerie naît avant le jour, ici, et mon accent n’arrange rien. La graisse du mouton suinte jusque dans la braise avec de longs crépitements et les quolibets repartent de plus belle lorsque j’extirpe de ma poche, pour découper ma part de viande, un canif aussi ridicule que minuscule, comparé à leur facon arrogant et leste. Se rire de quelqu’un, au pays des gauchos, c’est la première façon de lui témoigner l’amitié. Encore faut-il le savoir et, lorsqu’ils m’incitent à reprendre du mouton (« Ça donne des forces et tu en auras bien besoin »), j’en arrive à croire qu’ils me prennent vraiment pour un avorton.

La vérité m’oblige d’ailleurs à avouer que mon cheval se fit la même idée de ma petite personne et qu’il ne se trompait pas trop lorsque je l’enfourchai maladroitement sous l’oeil hilare de mes nouveaux compagnons. Mais l’aisance revient vite sur cette terre sans bornes et, quelques heures plus tard, nous repartions avec tous les moutons (plus pressés que la veille …) vers les vallées semées d’épineux auxquelles les gauchos les avaient arrachés, au début de la semaine.

Nos chevaux, eux aussi, vont bon train entre les buissons et les hautes touffes, s’arrêtant à peine, parfois, pour voler la cime des plus hautes herbes et repartant de plus belle comme pour se faire pardonner. Des perdrix affolées et bêtasses s’échappent des pas des chevaux, de petits lièvres ronds s’enfuient à la recherche d’un terrier plus sûr, zigzaguants. Douze heures d’immensité, de trot, de galop parfois, de pas besogneux, souvent. Les fesses labourées n’ont pas encore pris conscience de la douleur. Et là-bas, petite maison de pierre signalée de loin par quelques peupliers, le puesto, le poste.

Le puestero, quarante ans peut-être, pommettes hautes sur un visage rongé, vit ici avec sa famille. Son rôle, surveiller. Surveiller les bêtes, les protéger des voleurs et des animaux sauvages. Réparer, aussi, les barbelés éventrés, éviter les fuites, regrouper le troupeau.
A chaque repas, ce sera désormais inévitable, le mouton grillé à ciel ouvert, à la lisière des braises, constituera l’essentiel de la nourriture. Rituel de la vie en commun où on vient plusieurs fois enlever à la pièce de viande un nouveau morceau pour aller le mastiquer un peu à l’écart, coupant à même les lèvres, d’un geste précis, les bouchées du festin.

Nuit à la belle étoile, bien sûr. Quelle clarté dans les ciels de l’hémisphère austral, quel chatoiement. Attachés en retrait à quelque buisson, les chevaux renâclent parfois. Leurs selles sont maintiennent sur l’herbe maigre et la nuque des gauchos s’est assoupie au creux de la peau encore chaude d’efforts, se sueurs, de galops. Certains des hommes sont encore accroupis en rond autour de ce qu’il reste du feu. C’est à la veillée qu’ils défient le temps et l’espace, qu’ils parlent, qu’ils chantent. Mais après de telles journées, les rires s’achèvent en bâillements et les selles encore inoccupées accueillent vite un visage renfrogné de fatigue. L’année est encore longue, la route aussi.

Oh, bien sûr, il y a des périodes plus calmes. Mais il faut tout de même, au gré des saisons, marquer les bêtes, castrer les jeunes béliers, couper la queue des agneaux (refuge privilégié des mouches, puis des vers dévoreurs), cisailler de manière précise les oreilles ( l’encoche indiquera l’âge, le sexe, l’origine). Et puis les moutons, s’ils représentent l’essentiel de la production de l’estancia, ne sont pas seuls. Il faut soigner les chevaux, les marquer, eux aussi, séparer vachettes et taurillons, castrer encore, écorner les veaux. L’image du gaucho attrapant un bœuf lors d’une fête, d’un lasso précis, est certes bien réelle. Mais ici, on ne capture pas les animaux pour s’amuser. Le travail est là qui attend, exigeant, immuable,vital.

Dans cette région de Patagonie, la tonte constitue l’essentiel des revenus annuels. En quelques jours, à la fin du printemps, les gauchos de l’estancia, avec l’apport d’une dizaine d’hommes qui vont louer, de propriété en propriété, chaque fois un peu plus au sud, leur force de travail et leur matériel, couper, trier, emballer et expédier les centaines de lourdes balles de laine traitée ensuite à Buenos-Aires. Le tout se passe dans un vacarme assourdissant aux cris des agneaux, au bruit du moteur à essence entraînant les dix tondeuses actionnées par poulie, aux ordres des tondeurs, à l’agitation de leurs servants. Travail harassant, mais bien payé, qui fait en quelque sorte des tondeurs spécialisés les privilégiés de la pampa.

Mais la Patagonie, c’est aussi l’hiver. Un mètre de neige par moins quinze degrés n’est pas chose rare et ils faut alors songer à aller secourir les moutons prisonniers de la neige ou de la glace qui se forme sur eux lorsque, transis, ils se regroupent au pied d’un escarpement et se refusent, dès lors, à bouger. Il faudra leur ouvrir des chemins, les forcer à gagner des versants plus ensoleillés pour qu’ils sortent de leur dangereuse prostration.

Il y aurait sans doute beaucoup d’autres moments à conter, ceux de l’amitié, de la colère, de la tristesse, du drame, de l’ivresse. Beaucoup de désirs inassouvis aussi, à commencer par celui de la femme, de la tendresse. Pour moi, les aiguilles du temps avaient fait le tour de l’an. Je ne m’imaginais pas traversant à vie la pampa de long en large uniquement pour assurer les bénéfices d’un estanciero. Je suis donc parti à cheval (le seul bien du gaucho), escorté de mon chien, vers les terres plus chaudes et plus hospitalières du nord-ouest, à la conquête de nouvelles images et aussi, pourquoi ne pas l’avouer, à la recherche de moi-même. Si j’y suis un peu parvenu, la rudesse de ces douze mois patagons n’y est sans doute pas totalement étrangère.

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