Mariage à la mode khmer

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Kamput, l’un des camps de réfugiés cambodgiens en territoire thaïlandais. Un camp plutôt petit, quelques milliers de réfugiés dans une clairière cernée par de lourds barbelés et surveillée en permanence, du haut de trois miradors, par des soldats de l’armée thaï.

Interdiction de sortir. La vie de ces hommes, parfois estropiés par les combats, de ces femmes épuisées par une longue fuite et des années de privations, de ces  enfants souvent orphelins, la vie de ces gens qui ne peuvent être que des numéros pour les quelques dizaines de médecins du *CICR et la demi-douzaine d’administrateurs du **HCR, c’est ici, sur ce rectangle de terre en pente, qui commence à s’imbiber d’eau depuis qu’a commencé la saison des pluies.

Et pourtant, ce samedi après-midi, c’est la fête. Tang, qui est arrivé voilà sept mois de la province de Battambang, épouse Maï qui est, elle,  originaire d’une région très proche de la frontière.

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Sous le soleil de midi, un petit cortège a parcouru les ruelles. Des hommes, rien que des hommes, la plupart tout juste sortis de l’adolescence. L’un d’eux marche à reculons, à la hauteur de Tang, vêtu presque richement, c’est à dire sans haillons, et ce jeune homme qui marche à reculons porte un large parapluie destiné à protéger du soleil le visage de Tang, qui avance d’un air sérieux. Derrière lui, d’autres jeunes extirpent quelques sons d’un instrument à cordes et d’un tambourin.

Le cortège se dirige vers une paillote à claire vois, au centre du village, près de la prison de bambous. Là, il y a déjà d’autres musiciens, et surtout beaucoup de monde. Maï vêtue d’une blouse jaune que recouvre en partie un grand sari bordeaux. Sa coiffure ressemble à une pièce montée et une rose est piquée dans ses cheveux ébène,

Tang et Maï vont s’installer sur deux chaises bancales, au centre du cercle, la foule s’assoit en tailleur, ou reste debout, et celui qui est un peu le chef du village, un instituteur sec et maigre, cinquante ans, cheveux en brosse, entame une longue et gracieuse danse, virevolte autour des mariés. On lui a passé une écuelle et des ciseaux, il coupe, en douceur une mèche de Maï, qui tombe dans l’écuelle,    puis une mèche de Tang. Des gosses éventent avec de grandes feuilles tropicales les mariés qui s’agenouillent devant un coussin posé sur le sol. Il y a des fleurs, et deux bougies allumées, ainsi que des assiettes contenant séparément de la semoule, du riz, des oeufs, des concombres coupés. Les mariés sont maintenant presque étendus, côte à côte, sur la natte. Leurs mains enchevêtrées, posées sur le coussin, portent la paire de ciseaux qui a servi à couper les mèches. C’est là bizarrement le symbole, non de la cassure, de la rupture, mais au contraire d’une union indéfectible.

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Puis le chef du village s’agenouille face à Tang et Maï et entoure le poignet du marié d’une courte ficelle qu’il noue consciencieusement. Ensuite, les autres invités, par ordre decrescendo d’importance, viennent en faire autant. Il y a bientôt des douzaines de fils autour du poignet, et aussi quelques cadeaux de mariage entassés devant les écuelles emplies de nourriture, destinée à rassasier les esprits des ancêtres. Pour les mariés, les cadeaux sont plutôt maigres, quelques paquets de cigarettes, quelques mètres de tissu acheté chez le marchand thaï qui, en pleine jungle, est venu installer un petit stand juste à la limite des barbelés. Un atti­rail de couture, trois fleurs, un marteau. Voilà la dot de Tang et Maï. Ils ont vingt-six et dix-neuf ans. Maï aura sans doute bientôt un premier enfant. En tous cas le rite fait tout pour ça puisque, pendant que les musiciens mettent du coeur à l’ouvrage, les mariés sont poussés dans un petit réduit sombre, où s’infiltre seulement la lumière passant entre les bambous disjoints. Sur la natte, les cris de l’assistance les encouragent vivement à consommer leur hymen. Des gamins, reluquant par les interstices, s’assurent de la bonne volonté des époux.

Normalement, la fête devrait durer toute la nuit. Ici, elle se terminera presque tout de suite, il n’y a pas assez de nourriture et de boissons pour retenir les invités et, surtout, il faut penser à tous ceux qui sont morts et à ceux qui continuent d’errer dans les forêts du Cambodge, tentant de survivre tant bien que mal.

Quel avenir pour Tang, Maï, et leur enfant. Ils ne savent pas. Personne ne sait. Mais, en faisant que la vie continue, que les généra­tions succèdent aux générations, ils sont bien conscients de participer à la renaissance d’un peuple que d’autres, pourtant issus de ce même peuple, avaient entrepris de rayer de la carte de l’humanité. Même dans un camp de survivants réfugiés, cette renaissance vous donne envie de vivre, de continuer et de sourire.

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Thaïlande, frontière cambodgienne, 1980

 *CICR: Comité international de la Croix-rouge, basé à Genève

**: HCR: Haut-Commissariat de l’ONU pour les Réfugiés

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