07 Garçons de ferme et lanceurs de lasso

 

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En Europe, lorsque papa est garagiste, il est bien rare que le fiston ne soit pas attiré par la course automobile. En Amérique du Nord, quand papa possède un ranch, il serait bien surprenant que l’un au moins des rejetons ne soit pas fasciné par le rodéo Nombre de disciplines, on l’a vu, descendent tout droit des travaux du ranch. Sur la selle, le lasso n’est pas un ornement mais un instrument de travail. Pour un enfant, l’entrée dans le club des grands se fait le jour où il est autorisé, seul, à monter en selle et à pousser un troupeau, attraper un veau au lasso ou poursuivre un poulain au galop.

Le ranch est aujourd’hui une entreprise qu’il faut gérer sans fredaines. Bétail et chevaux ont leur prix. Le temps est plus compté qu’autrefois. Il faut produire pour survivre, et produire de la qualité. Pas question d’effrayer les veaux pour s’entraîner au Calf Roping; pas question non plus de choisir un jeune cheval pour lui faire subir une épreuve de Bronc Riding. Les chevaux du ranch doivent être uniformément dressés. D’ailleurs, ceux qui ont des velléités de ruades sont mis au pas ou vendus à quelque « Stock Contractor » qui en fera peut-être une vedette…

Du coup, le garçon de ferme se rabat sur ce qu’il trouve à sa portée et construit avec quelques planches un chevalet portant une bûche de bois en guise de tête de bovin. Son travail terminé, il s’entraîne à lancer le lasso en attendant le dimanche, où il ira flairer le parfum du rodéo au village le plus proche, parmi le public, d’abord, derrière les « chutes » où se préparent les concurrents, ensuite, sur le dos d’un mustang impossible pour les huit secondes fatidiques, enfin.

Le fait de vivre dans un ranch, de monter régulièrement à cheval, de travailler avec le bétail et de mener une vie relativement rude avantage quelque peu, au début, les cowboys des champs par rapport à ceux des villes. Mais cet avantage a des limites.

Lorsqu’un garçon revient du rodéo avec plaies et bosses, au point de ne pas pouvoir travailler le lendemain, le patron ne manifeste pas d’enthousiasme excessif. S’il est un simple employé, le cowboy doit savoir qu’une frénésie immodérée pour les rodéos du dimanche pourrait bien lui coûter sa place. Quant aux enfants du patron, leur père préférerait leur éviter des fractures susceptibles de compromettre leur avenir et, donc, celui du ranch. S’il ne parvient pas à le décourager, il leur confiera plutôt un cheval qu’ils puissent dresser pour faire leurs premières armes au Calf Roping, ou former équipe au Steer Wrestling ou au Team Roping.

Il n’en va pas de même pour les citadins. Ceux-là n’ont parfois jamais monté un cheval domestique. Ils ne connaissent pas grand-chose à la vie champêtre mais rêvent de devenir rodeomen. Ceux qui ont en ville un emploi modeste ou précaire attendent du rodéo l’agent et peut-être la gloire. Les autres, étudiants pas trop pressés d’entrer dans le monde sérieux des adultes ou garçons que ne tente pas la vie ennuyeuse d’un père commerçant, en attendent le goût de l’aventure et le sentiment du risque.

Ni les uns ni les autres ne possèdent leur propre cheval. Ils ne peuvent guère envisager de concourir dans des épreuves de Roping, qui nécessitent un investissement important et de fréquents entraînements. Ils se tournent donc très naturellement vers des épreuves de Riding. Il leur est ainsi plus facile de se rendre rapidement d’un rodéo à l’autre, par les moyens du bord, en ne transportant que le strict minimum: la selle parfois et, toujours l’habit de lumière sans lequel le cowboy ne serait pas vraiment un cowboy: chapeau, foulard, chemise colorée, blue jean, chaps et bottes western.

Tous les garçons de l’Ouest ne deviendront pas des rodeomen professionnels mais beaucoup d’entre eux feront un détour d’une ou deux saisons par les rodéos d’amateurs, pour ne pas regretter plus tard d’avoir boudé le rodéo quand ils en avaient l’âge ou pour s’en dégoûter à jamais. A charge, pour les meilleurs ou les plus fous de tourner délibérément le dos à leur destin prévisible et d’entrer dans le cercle restreint, épuisant et captivant des professionnels du rodéo.

Jackpot Rodeo

Un dimanche de juillet à Quilchena, Colombie Britannique. Le chef de la tribu indienne sur les terres de laquelle se trouve la modeste arène aux gradins de planche organise, comme chaque été, un Jackpot Rodéo, ouvert aux Blancs comme aux Indiens. Jackpot Rodeo, cela signifie que, dans chaque épreuve, les trois premiers classés emportent les mises payées par leurs concurrents malheureux au moment de l’inscription, mais que les organisateurs, eux, ne rajoutent pas le plus petit dollar à cette somme, les autres recettes leur permettant à peine de couvrir les frais d’organisation. Dans les grands rodéos de Calgary ou de Cheyenne, les organisateurs, qui empochent des sommes considérables grâce aux dizaines de milliers de spectateurs et au soutien publicitaire de nombreuses compagnies, peuvent se permettre d’ajouter aux « Entry Fees » des concurrents des primes de plusieurs milliers, voire plusieurs dizaines de milliers de dollars. Mais, dans les petits rodéos de campagne, même les gagnants risquent de repartir avec moins d’argent que ne leur en a coûté l’inscription.

Quilchena n’est ni Cheyenne, ni Calgary. En langage indien, Quilchena signifie « lieu où poussent les saules ». Et c’est vrai qu’à Quilchena, il y a certainement plus de saules que d’habitants. Ici, dans l’extrême ouest du Canada, au-delà des Montagnes rocheuses, pas très loin de la frontière américaine, dans une région encore montagneuse et vallonnée, la population doit être d’un ou deux habitants et de deux ou trois bovins au kilomètre-carré.

Les quelques maisons de Quilchena se trouvent un peu plus au nord-est, au bord du lac, à l’embouchure de la rivière Nicola, dans la réserve indienne numéro 1 appartenant à la tribu des Spahomin, dont une autre partie vit à l’extrémité ouest du Lac Douglas. Ici, quinze maisons, une plage de galets où viennent se baigner quelques citadins de Vancouver, éloignée de plus de 200 kilomètres, une église récente faite de rondins massifs et, dans l’année, trois petits rodéos, dont ce Jackpot Rodeo.

Des Jackpot Rodeos, il y en a des milliers, un peu partout dans l’Ouest américain. L’intérêt de celui-ci est qu’il se déroule à l’intérieur d’une réserve indienne, qu’il soit organisé par les Indiens mais que les cow-boys des environs puissent aussi y participer. A noter que, dans la région, les rapports entre Indiens et Blancs semblent bons. Au Quilchena Ranch, où nous avons travaillé au printemps, l’ancien cowboss était indien et avait sous ses ordres de cowboys blancs. Sa fille a épousé un Blanc, Larry, descendant d’immigrants scandinaves, qui est aujourd’hui devenu le successeur blanc de son beau-père indien.

Bons rapports, aujourd’hui, entre Indiens et Blancs. Mais cela n’a sans doute pas toujours été le cas. La violence ne se traduisait généralement pas par 1 ‘usage des armes mais, plutôt, par l’imposition aux « colonisés » des habitudes et des règles en vigueur parmi les « colons ». Pour ces derniers, un Indien ne méritait quelque respect que pour autant qu’il adopte la religion et même, le plus souvent, le patronyme des conquérants. A preuve la messe à laquelle nous avons assisté le matin. Les fidèles, nombreux, étaient indiens. Le prêtre, lui, était d’origine polonaise. A preuve aussi les noms des concurrents du rodéo, pourtant majoritairement indiens: ni les patronymes, Mason, MacDougall, Jefferson, attribués depuis des générations, ni même les prénoms, John, Bill, Joe, que les parents indiens sont pourtant autorisés à choisir librement, ne permettent de distinguer, à la lecture du programme, les origines des concurrents. Mais bien sûr, dès qu’ils seront sur la piste, il sera facile, à la démarche, au teint, à la couleur des cheveux, et à un certain comportement à la fois plus vif et plus nonchalant, de les différencier au premier coup d’oeil.

Rodéo avant le rodéo

Un peu avant midi, alors que les lieux étaient encore quasiment déserts, nous étions venus, à cheval, assister aux préparatifs. Quatre ou cinq Indiens s’escrimaient à faire traverser la rivière Nicola aux animaux destinés aux épreuves de l’après-midi et qui avaient été relâchés pour la nuit dans le champ situé de l’autre côté de la rivière. Gros travail, non pour les faire avancer jusqu’à la berge d’en face, mais pour les faire pénétrer dans le lit du cours d’eau. Les chiens travaillent beaucoup. Les cavaliers aussi. Mais il leur manque ce qu’en Amérique du Sud les gauchos nomment le « rebenque », capable de produire un claquement bruyant lorsque le cavalier frappe le dos des bêtes, ce qui les effraie et les amène à plus d’obéissance.

Les veaux se réfugient entre berge et prairie, sous les saules. Un cavalier indien tombe à l’eau et revient sur le bord, trempé, sous les rires amusés et affectueux des autres cowboys à la peau cuivrée. Un lasso fuse, puis un autre. Un gosse monte à califourchon sur le dos d’une génisse, d’autres tentent de passer une muserolle de fortune à un mustang récalcitrant. A quelques heures du début du rodéo, ce sont les disciplines du rodéo auxquelles se livrent les cowboys indiens, sans avaoir vraiment conscience du lien qui unit ainsi le travail et le jeu

Un cowboy suisse

Puis vient le rodéo. Avant même le début des épreuves, le speaker a annoncé la participation de quelques cowboys bien connus dans la région. Parmi eux, Al Jordi. Un nom qui sonne « western » mais qui est celui d’un cowboy suisse.

Le voici qui se prépare pour l’épreuve de Saddle Bronc Riding. Court sur pattes, la bonne trentaine, blond, la peau claire, les traits fins. Très suisse, après tout, malgré le grand chapeau clair à larges rebords, les jeans serrés, les chaps de cuir qui lui protègent les cuisses, et les longues bottes pointues aux petits éperons bonasses.

Il est originaire de la Suisse alémanique, où est encore toute sa famille. A l’âge de dix ans déjà, il voulait être cowboy. Il a fini par réaliser son rêve. Il est venu en Amérique du Nord voilà une quinzaine d’années et, jusqu’à l’année dernière, il a travaillé dans toutes sortes de ranchs, aux Etats-Unis et au Canada, à pousser des vaches, marquer des veaux, ferrer des chevaux. Mais le salaire était misère. Il travaille maintenant à la mine de cuivre et n’est plus cowboy que le dimanche.

Mais quel cowboy ! Il commence à être connu un peu partout à la ronde pour son courage, son adresse, sa maîtrise des mustangs sauvages. Au Jackpot Rodeo de Quilchena, il a tenu huit secondes sur le dos d’un cheval particulièrement déchaîné. Il a été tellement applaudi qu’il a dû, un peu plus tard, faire une nouvelle exhibition. L’année prochaine, si tout va bien, il compte devenir un rodeoman professionnel, inscrire son nom aux côtés de ceux des plus grands – ou du moins quelque part au bas du même registre. Bref, à 33 ans, Al veut réaliser son rêve d’enfant.

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C’est beaucoup plus qu’un rêve, presque une réincarnation. En effet, le vrai prénom d’AI, c’est Adolf. Le même prénom que celui de son père, qui a aujourd’hui 70 ans et qui vit toujours, dans une petite ferme, du côté de Winterthur. En 1938, Adolf Jordi (père) était venu en Amérique. Lui aussi voulait devenir cow-boy. Mais la guerre menaçait et un autre Adolf, que personne ne se serait risqué à surnommer Al, s’apprêtait à envahir l’Europe. Le papa d’Al dut donc rentrer au pays pour porter l’uniforme et défendre les frontières suisses.

C’est donc un peu pour réaliser aujourd’hui le rêve qui avait été hier celui de son père, afin d’être digne de lui et fidèle à son voeu, que le petit Suisse s’est fait cowboy et que demain, peut-être, il figurera au Panthéon – régional – du rodéo.

Al Jordi, premier cowboy suisse depuis le légendaire Herman Linder, avouez que ce serait grandiose. Certes, Al n’est déjà plus de première jeunesse. Or, de la même manière que les grands pianistes développent dans l’enfance les talents qui les rendront célèbres à l’âge adulte, de même les rodeomen doivent commencer dès l’adolescence à affronter leurs adversaires animaux. Pourtant, même dans le Far-West, il peut y avoir des miracles. Al Jordi n’a-t-il pas, justement, l’âge du Christ ?

Down the Road, far from Home

J’ai encore en mémoire la moustache de Jordan et les yeux avides de Monty. La veille, je les avais vaguement vus qui tournaient autour du chuckwagon d’Orville, à Calgary, et au petit matin, je n’avais pas été vraiment surpris de les retrouver au même endroit, aidant à entasser le matériel sur la remorque et à pousser les chevaux dans le camion qui devait les amener à Cheyenne. Il faisait encore nuit. Je n’ai vraiment découvert le visage de Jordan et Monty que trois heures plus tard, à Vulcan, à mi-chemin entre Calgary et la frontière des Etats-Unis. Nous nous étions arrêtés pour une première halte, le temps de remplir le réservoir des véhicules et d’engloutir un petit déjeuner dans le café attenant à la station. C’est avec Jordan et Monty – et plus tard avec leur troisième complice, Larry – que j’ai vraiment saisi ce que pouvait signifier « Down the Road, Far from Home », sur la route, loin de la maison.

Jordan et Monty sont des professionnels du rodéo. De tout petits professionnels, comme il y en a des centaines. Le rodéo est leur vie, même s’ils ne parviennent pas à la gagner ainsi. Jordan a 24 ans. Il appartient à une famille où on ne sait être que rodeoman. L’un de ses frères est driver de chuckwagon, un autre monte les chevaux à cru, un troisième combat les taureaux, un quatrième attrape les veaux au lasso, un cinquième est juge (de rodéo, bien sûr). De son côté, Monty est un exemplaire presque unique. Issu d’une famille plus restreinte, il a 22 ans. Avec Larry, 30 ans, qui doit la rejoindre à Cheyenne par ses propres moyens. Ensemble, ils feront équipe pour le Wild Horse Race, la course de chevaux sauvages, une discipline mineure, dotée de prix modestes. Ainsi, en neuf jours de Frontier Days, il n’y aura que 18.500 dollars à se partager entre 45 concurrents. Et encore chaque équipe devra-t-elle débourser 300 dollars d’inscription. Heureusement, un sponsor allouera aux trois garçons 250 dollars, presque le prix de l’inscription, à condition qu’ils arborent sur leur chemise la marque de son entreprise. Bref, si nos trois compères réussissent à encaisser 1000 dollars, ils s’estimeront déjà heureux. Mais avec ça, pas question de s’offrir l’hôtel.

– On essaiera de trouver des filles, me dit Jordan.

Effectivement, le lendemain de notre arrivée à Cheyenne, je les verrai arriver dans une de ces grosses voitures à l’arrière découvert, comme en utilisent les fermiers, une jolie fille au volant. Le jour suivant, ils réapparaîtront, au volant celle fois, et repartiront sur les chapeaux de roues, le temps d’aller chercher des bières fraîches au supermarché. Les marins ont, dit-on, une fille dans chaque port. Les rodeomen, navigateurs des plaines, en ont une à chaque rodéo. A moins qu’ils ne se déplacent avec la leur, ce qui suppose d’autres moyens financiers et, donc, un classement meilleur dans une discipline mieux primée.

Jordan et Monty, eux, ne sont pas mariés. Pas les moyens. Ils ont déjà bien assez à faire à subvenir à leurs propres besoins. A la mauvaise saison, Jordan vend des hamburger dans un McDonald de banlieue et Monty est guide de chasse au Yukon, pour les touristes. Un travail qu’ils reprendront dès la fin des rodéos, pour autant qu’ils ne soient pas blessés. Jordan, qui pratiquait auparavant le Bareback Riding, a eu la hanche et une jambe cassées par un cheval qui est retombé sur lui. Quant à Monty, il s’est cassé les deux jambes.

Bien sûr, il n’y a pas dans le rodéo que les sans grade, ceux qui bouffent de la vache enragée mais préfèrent cette vie d’errance et d’aventures au confort un peu moins pré­caire d’un appartement et d’un emploi fixe. Pourtant, rares sont en réalité les champions qui peuvent se permettre de descendre à l’hôtel dans les villes successives où les amène le calendrier des rodéos. Aucune épreuve n’est jamais gagnée. Il est impossible de prévoir avec certitude un revenu saisonnier et, pour quelques poignées de vedettes qui dépassent en une année 100.000 dollars de primes, somme qu’ils doublent généralement en vendant à la publicité leur image de champions, combien d’illustres inconnus, qui ne sortiront jamais d’un anonymat où risquent bien de retomber, d’ailleurs, les champions de la veille ?

« Down the Road », ce n’est donc pas le luxe tous les jours mais c’est tous les jours l’amitié. Le succès des uns, les difficultés des autres, tout cela peut changer du jour au lendemain. Alors, sous les gradins, lorsque les cowboys, se préparent à entrer en piste, la fraternité est la règle. La semaine suivante, ce sera un autre rodéo, avec d’autres animaux à monter. Aujourd’hui, le rodéo à peine terminé, chacun va reprendre la route, qui en stop, qui en voiture, qui en avion. Chacun aura un itinéraire différent, selon son classement et ses résultats, selon la distance à par­courir pour atteindre tel rodéo ou tel autre, selon la superstition aussi.

Le rodéo terminé, chacun se précipitera vers une cabine téléphonique, appellera la centrale informatisée de l’asso­ciation des cowboys, indiquera son code secret, s’inscrira pour tel rodéo, telle épreuve. Il sera temps de partir sur les routes de l’Amérique, un lourd sac de toile sur le dos. Les rodeomen appartiennent à un peuple de nomades. C’est sans doute une des causes de l’attrait qu’ils exercent sur leur public sédentaire, nostalgique d’un temps où on traversait l’Amérique, son baluchon sur l’épaule, avec l’espoir candide d’une vie meilleure.

Hier et avant-hier

On ne compte plus les livres dans lesquels des cowboys ont consigné leurs souvenirs, pour le meilleur et pour le pire. Ils y racontent par le menu l’époque des « trails », des saloons, des bagarres, des hivers sans espoir et des chevauchées sans repos. Bref, la vie du ranch, ses libertés et ses contraintes, ses grandeurs et ses servitudes.

Rares sont en revanche les rodeomen à avoir couché sur le papier leurs souvenirs. Peut-être parce que rien ne ressemble plus à un cheval qu’un autre cheval, à un rodéo qu’un autre rodéo, à un rodeoman qu’un autre rodeoman, et parce que chaque saison qui débute efface déjà les hauts fais de la saison précédente. Peut-être aussi parce que le rodéo, à la différence des longues journées passées à cheval, ne laisse pas le temps de penser. En huit secondes, il est impossible de réfléchir. Seul, l’instinct peut fonctionner. Et l’instinct est une chose tellement secrète, personnelle, incommunicable, que le rodeoman ne peut qu’enfouir ces huit secondes d’une autre vie dans une cachette inaccessible.

Le rodéo dans le sang

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« Rodeo got into my Blood », » le rodéo m’est entré dans le sang ». Ces quelques mots résument parfaitement le mariage violent, charnel et fatidique de l’homme et du rodéo. C’est exactement ce que ressent Tom Bews, sans conteste l’un des plus grands parmi les champions canadiens de l’après-guerre. Nous nous demandions comment il vivait aujourd’hui, loin du rodéo. On nous avait affirmé que, dans le monde du rodéo comme dans celui du sport ou du show business, la décadence succède souvent à la grandeur. Et nous savions aussi que, parfois, les vedettes d’hier ne professent qu’amertume et mépris pour les étoiles montantes d’aujourd’hui. Quelque chose nous disait pourtant que notre démarche ne serait pas vaine.

Nous avons donc appelé Tom au téléphone, à Longview. Première surprise, il nous a fallu plusieurs jours pour réussir à lui parler personnellement. Tom était arrivé la veille de Californie, reparti le lendemain pour le Saskatchewan et serait le surlendemain à Calgary. Pour un retraité, l’homme n’était pas vraiment un inactif…

Nous avons fini par le rencontrer chez lui, dans la maison de rondins, solitaire et accueillante, où il vit avec sa famille et où se trouve son école de rodéo. Car Tom n’a pas dételé. Dans un grand hangar au sol de terre meuble est installé un portillon métallique servant, comme dans les épreuves de Calf Roping, à libérer un veau et à faire tomber la barrière retenant le cavalier. Ici se succèdent de jeunes cowboys venus entraîner leur cheval, écouter les remarques de Tom ou parler avec d’autres anciens champions qui se retrouvent volontiers pour transmettre un peu de leur expérience et revivre le temps arrêté de leur gloire.

Tom a toutes sortes d’autres activités. Il achète des chevaux, les dresse selon ses propres méthodes, les revend à des Calf Ropers et des Steer Wrestlers exigeants. Il fait aussi commerce de son nom et de son savoir. Une marque automobile a payé plusieurs milliers de dollars pour pouvoir photographier son dernier modèle de camionnette devant la ferme de Tom Bews. Une marque de cigarettes l’engage pour un film destiné à donner un « look » sauvage à quelques grammes de tabac plutôt insipides. Du coup, voilà Tom partant au petit jour pour les montagnes proches, avec une douzaine de chevaux, autant d’amis et un troupeau de vachettes hébétées, pour reconstituer sous l’oeil de la caméra un « trail » plus vrai que nature, avec éclairs, orage, bourrasque et « stampede ».

Un héros vivant

De retour à Longview, Tom nous fait les honneurs de sa maison. Voici ses enfants et voici Rosemarie, sa femme. Le hasard veut que le beau-père de Tom soit présent. Le dos un peu voûté, mais la démarche arquée du cavalier et l’oeil vif du cowboy. Tom nous le présente: Herman Linder. Nous n’en croyons ni nos yeux ni nos oreilles. Herman Linder ! Que de fois n’avions-nous déjà croisé ce nom dans les livres retraçant l’histoire du rodéo ou dans les archives photographiques de musées américains ou canadiens.

Herman Linder. Descendant d’une famille suisse, né en 1910 dans le Wisconsin, venu à l’âge de dix ans, avec ses parents, dans un ranch de l’Alberta. En 1924, premier rodéo dans le petit village de Cardston. En 1929, Herman devient au Calgary Stampede champion du Canada de Saddle Bronc Riding. En 1936, avec Pete Knight, il est l’un des participants à la grève qui oppose les cowboys au Colonel Johnson, organisateur du rodéo de Boston, « homme de beaucoup d’expérience et de peu de générosité ». Jusqu’au début des années quarante, Herman Linder court la plupart des grands rodéos d’Amérique du Nord, d’Angleterre, d’Australie. Il a été 22 fois champion et a en particulier obtenu 7 « Canadian All Arounds » et 5 « North American All-Arounds ». Rodeoman complet, il s’est distingué dans les cinq épreuves majeures. Il a été élu membre du « Cowboy Hall of Fame » d’Oklahoma City en 1981 et du Canadian Rodeo Historical Association Hall of Fame » en 1982.

Et voilà que nous le retrouvons, mythe vivant, dans la maison de son gendre, approuvant d’un geste de la tête les conseils que Tom donne affectueusement à ses élèves      et promenant affectueusement le regard  sur la centaine de boucles, les 52 selles, les 23 carabines Winchester gravées au nom de Tom, qui les a gagnées aux quatre coins du Canada et de toute l’Amérique du Nord, Mexique compris.

Nous avons passé d’inoubliables heures en compagnie de ces deux champions et des deux générations qu’ils représentent. Avec eux, nous avons compris que le rodéo n’est pas fait que de courage, de force, de souplesse, de rapidité, d’équilibre et de réflexes. Il est aussi fait de sagesse et les années qui passent ressemblent alors à autant de rodéos gagnés. « El diablo sabe mucho por diablo, pero sabe mas por viejo » (« Le diable est très savant parce qu’il est diable, mais il l’est encore davantage parce qu’il est vieux »), nous disaient volontiers les gauchos argentins lorsque nous avons partagé avec eux la vie du « campo. C’est peut-être par crainte de ne pas retrouver cette même sagesse chez les cowboys nord-américains que nous avons tant tardé à venir à leur rencontre. Nous avions tort.

 

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