Souvenance

 

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Du sang. Du sang partout. Sur les mains, sur le sol, sur les vêtements blancs, sur les coiffes. Sang séché, noirci, accumulé depuis six jours et six nuits, au rythme des danses, des chants, des tambours, des sacrifices, des aspersions rituelles.

Le vaudou s’est le sang pour eau bénite et les épaules, maculées de stries poisseuses, indiquent le nombre des céré­monies successives. Comme les anneaux concentriques d’un arbre séculaire.

Souvenance. Quel joli nom pour un village. Tendre nostalgie d’une France lointaine et révolue, incita­tion au pèlerinage. Souve­nance est un village de quel­ques cayes (cases), dans les montagnes haïtiennes. N’y va pas qui veut. Surtout à la saison des sacrifices.

Car Souvenance constitue une société secrète à l’inté­rieur même de cette société se­crète qu’est le vaudou. Il faut être initié pour participer au rituel et, bizarrement, l’ini­tiation maçonnique y prend le pas sur la tradition.

Première république noire, Haïti a conquis dans le sang sa liberté. Après avoir pris en 1789 leur propre Bastille, les révolution­naires français en ont ex­porté les métastases. Beau­coup d’entre eux étant issus de loges maçonniques, ils ont organisé la révolte haïtienne selon les mêmes règles, instau­rant leur propre initiation à l’inté­rieur du vaudou haïtien, qui dissimulait lui-même ses divinités africaines sous les icônes catho­liques que leur avaient imposées les colons français. Bel imbroglio.

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Entrer à Souvenance, en n’étant ni franc-maçon ni vau­douisant relève de la ga­geure, voire de l’inconscience. Et j’avoue avoir eu très peur. Quelque temps auparavant, à Port-au-Prince, un houngan (prêtre) du vaudou avait certes pris le temps de m’initier au feu (étrange impression que de voir naître les flammes entre ses mains et de ne ressentir au­cune douleur) mais lui-même se sentait étranger à la réunion de Souvenance. Il ne m’y escorta que sur mon insistante demande.

Nous y arrivons ensemble, alors que les sacrifices rituels abreuvent la terre depuis près d’une semaine et que les jets de sang font étinceler les re­gards.

Échange de signes cabalisti­ques et de mots incompré­hensibles. Mon guide se fait reconnaître et le chef du vil­lage, vieil homme blanchi, che­nu et claudiquant, nous hé­berge dans la caye-mystères, endroit où les magiciens soi­gnent les corps, subjuguent les âmes et préparent les miracles. Redoutable privilège.

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Le long couteau noirâtre s’en­fonce dans la jugulaire de l’énorme boeuf noir attaché à l’arbre sacré. L’animal semble ne rien éprouver, le sang gicle sur les bras du bourreau, la bête se ramollit, roule dans la poussière. Les hounsis, robes blanches craquelantes de glo­bules solidifiés, corps de dées­ses animés d’yeux d’outre-tombe, s’agenouillent, se bar­bouillent, se relèvent en chan­tant et suivent derechef, au son du tambour, un nouveau cor­tège en quête de victime. Per­chés dans les branches, les es­prits sont satisfaits.

De mystérieuses herbes, trempées dans le rhum arti­sanal, telle est la seule nourri­ture des fidèles rompus, exaltés, sanguinaires et drogués. Ici n’est pas, de toute évi­dence, la place d’un Blanc. Si je les suis cependant, la curiosité y est pour quelque chose. Mais je craindrais aussi, en restant pas­sif, d’être remarqué et sus­pecté.

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Me voici devant le coq multi­colore dont le sorcier arrache la langue, me voici tenant la corde d’une chèvre suppliciée, me voici buvant le trempé et aspergeant le sol d’alcool en compagnie de matrones surex­citées. A côte de moi, une hounsi tombe en catalepsie, étouffant de ses mains une co­lombe dont elle arrache ensuite, d’un seul coup de dents, la tête.

Où suis-je donc? Fantasme ou réalité? Il me faut aujourd’hui un regard sur la carte pour me persuader que Souvenance existe réellement.

Retour en Europe. Je suis un autre homme. Un initié, en somme. Qui côtoie les es­prits et maîtrise le feu. Chiche! Dans un bistrot de Bourgo­gne, l’alcool aidant, je fais le pari de plnger à nouveau mes mains dans les flammes et de n’en rien ressentir. L’assistance exulte. La pa­tronne, pas vraiment rassurée, fait chauffer le rhum dans une cuvette, le verse sur mes mains. Une al­lumette craque. Et je hurle de toutes mes forces. Je brûle. Plus je m’agite, plus je brûle. Le bistrot sent le roussi, les ivrognes ne savent s’ils doivent rire ou appeler le médecin.

«Venez, mon petit, ce ne sera rien», dit la patronne. «Ten­dez les mains vers moi.» Ses deux propres mains, jointes par les pouces, survolent les miennes, les approchent, les frôlent. Sa bouche marmonne d’étranges notes, je sens la chaleur bien­faisante de ses paumes, à un cheveu de mon épiderme meurtri. Elle a réussi à m’enlever le feu. Haïti n’a pas l’exclusivité des sorciers.

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