10 Carol II et la Lupescu

 

carollambrino

L’histoire d’un pays ne se résume pas à celle de ses monarques. Pourtant, la Roumanie de l’entre-deux-guerres va ressembler à ses rois, inquiète, fantasque, versatile, imprévisible, tragi-comique. Les aventures du futur roi Carol II, écarté du trône pour incompatibilité de comportement et revenant au pouvoir dans des conditions dignes des Pieds Nickelés, feraient sourire si elles ne débouchaient finalement sur les drames de la guerre.

Le mariage du prince Carol et de Zizi Lambrino a donc été annulé mais Carol ne cesse pas de la voir pour autant. Ils vivent même ensemble et voici Zizi enceinte. Carol doit alors repartir pour le front car, si la Grande Guerre est terminée depuis plusieurs mois, le conflit s’éternise avec le voisin hongrois, qui se réclame de la Russie des bolcheviks et risque d’isoler la Roumanie de ses alliés.

Carol refuse que ses parents lui dictent sa conduite personnelle. Il veut bien aller se battre, mais en simple citoyen. Il adresse donc à son père une lettre dans laquelle il déclare renoncer au trône pour lui et ses héritiers. Ferdinand refuse mais, à ses yeux, son fils est désormais trop peu sûr pour assurer, un jour, une succession qui s’annonce difficile. D’autant plus qu’en même temps, Carol adresse à Zizi une lettre dans laquelle il reconnaît l’enfant à naître !

Carol est alors en cantonnement en Hongrie et, comme il lui est impossible de se passer d’une présence féminine, il y retrouve une ancienne maîtresse qui l’aide à oublier Zizi et à reconsidérer sa propre abdication. Lorsque Zizi donne naissance à Carol Mircea, son fils, Carol ne se déplace pas, ne se manifeste pas. Sa tête est désormais ailleurs et, la paix revenue, il s’embarque à Constanţa pour un voyage qui durera sept mois. Destination finale, le Japon avec lequel le prince espère nouer, au nom de son pays, des relations diplomatiques. Mais ce voyage est d’abord pour lui l’occasion de fêter, de parader, de danser et de se griser d’une admiration qu’à travers lui les pays traversés vouent à la courageuse Roumanie. Athènes, Istanbul, Alexandrie, Le Caire, Louxor, Colombo, Bombay, Rangoon, Hong-Kong, Shanghai, Tokyo puis retour par Hawaï, San Francisco, Londres. Autant de cérémonies protocolaires, de somptueuses festivités, de rencontres et de bals.

Après Londres, Carol fait un crochet par la Suisse où il rejoint à Lucerne le prince Georges de Grèce avec qui il doit faire la suite du voyage vers Bucarest.  C’est à cette occasion qu’il fait la connaissance d’une des deux soeurs de Georges, la princesse Hélène, que ses proches surnomment Missy. Au début, il ne semble même pas s’apercevoir de sa présence mais, alors qu’ils font ensemble le chemin du retour en direction de la Suisse, c’est le coup de foudre à retardement. A Zizi avec laquelle il n’avait cessé de correspondre tendrement, il écrit de Lucerne : « Oui, ma petite, c’est vrai que je me suis fiancé et fiancé à une princesse. C’est tellement contre tous mes principes que j’en suis moi-même le plus étonné… J’ai trouvé quelqu’un qui puisse me comprendre et qui partage les mêmes idées que moi sur la vie. Elle a accepté d’être la consolatrice d’un cœur profondément meurtri. [1]»

Carol fiancé et bientôt marié ! Et avec une princesse étrangère, qui plus est ! Le trône est sauvé. La reine Marie, qui vient de perdre sa mère, en oublie son chagrin et le roi Ferdinand pardonne à son fils ses passades révolues. Mais c’est évidemment placer trop haut la barre pour un prince aussi frivole.

Le mariage a lieu le 10 mars 1921 à Athènes où Constantin, le père de la mariée, est remonté sur le trône après son long exil en Suisse. Carol a vingt-sept ans, Hélène vingt-quatre. Il est vraiment amoureux, elle est sincèrement heureuse. De retour en Roumanie, ils partagent une longue lune de miel. Hélène donne naissance à un fils, le futur roi Michel, mais elle doit repartir quelque temps au chevet de son père. Laisser Carol seul à Bucarest constitue une faute majeure. Il renoue aussitôt avec une belle comédienne juive, Mirela Marcovici, qu’il avait rencontrée au palais de Cotroceni lors d’un gala organisé par la reine Marie, et avec qui il avait partagé une tendre idylle avant de s’embarquer pour son tour du monde. Des antipodes, il avait d’ailleurs continué à lui écrire des mots doux comme il avait continué à en écrire à la pauvre Zizi. Mirela joeue-t-elle à Paris ? qu’importe. Carol la rejoint discrètement en France à plusieurs reprises. En 1923, Mirella donne naissance à un garçon, Mirel. Est-il le fils du prince ? C’est plus que probable mais Mirella tient plus à sa carrière de comédienne qu’aux épisodiques feux de l’actualité mondaine. Mirel restera pendant plus de trente ans un enfant caché et c’est seulement après la mort de sa mère, en 1955, qu’il publiera les lettres d’amour adressées à sa mère par le prince Carol qui, entre-temps, aura renoncé au trône, s’en sera néanmoins emparé avant de devoir abdiquer et se sera exilé au Portugal, en compagnie de la plus obsédante de ses maîtresses, la Lupescu, sans avoir connu ce fils secret ni revu son fils Michel. Mais n’anticipons pas…

Avec Hélène, la vie commune était devenue impossible. Elle ne supportait pas ses égarements féminins, qu’il expliquait par la désespérante pruderie de son épouse.  C’est alors qu’il avait rencontré Hélène Lupescu, intrigante de haut vol, revendiquant des origines roumaines et russe alors que son père était en réalité chifonnier et sa mère ancienne danseuse. La Lupescu était grande, opulente, sensuelle parfois jusqu’à la vulgarité. Depuis toujours, elle rêvait de rencontrer le price et était parvenue à ses fins grâce à la complicité d’un photographe qui avait réussi à l’introduire à la cour lors d’une représentation cinématographique. Elle partageait alos ses nuits avec un commandant de marine qui, hiérarchie oblige, s’était empressé de mettre sa maison à la disposition des nouveaux amants !

Cette fois, la rencontre durait et même Hélène, pourtant endurcie par les aventures à répétition de son mari,  avait fini par s’en alarmer, d’autant que tout Bucarest était désormais au courant et que le comportement du prince risquait bien de mettre en danger la succession au trône. Il est vrai que les provocations de la dame et le comportement du prince avaient de quoi faire jaser. A l’été 1925, alors que Carol avait consenti à passer à Sinaïa les vacances avec sa femme et leur fils, la Lupescu était apparue comme par surprise dance ce village de montagne et s’était installée dans un chalet proche, où Carol la rejoignait chaque nuit. A l’automne, Carol avait été envoyé à Londres pour représenter la famille royale aux funérailles de la reine Alexandra. Aussitôt, la Lupescu avait quitté Bucarest pour Paris, au vu et au su des politiciens qui n’avaient rien fait pour l’en empêcher, espérant que le prince fantasque profiterait de retrouvailles hors du pays pour ne plus revenir en Roumanie.

Lorsqu’à Londres les cérémonies officielles furent terminées, Carol s’embarqua pour la France et arriva à Paris où l’attendaient l’ambassadeur de Roumanie… et la Lupescu. Ils passèrent ensemble plusieurs jours, dînant en amoureux dans les meilleurs restaurants de la capitale. A Bucarest, ses royaux parents s’impatientaient, s’inquiétaient mais Carol décida d’emmener sa maîtresse en Italie. La situation n’était plus tenable. Entre Noël et nouvel-an, un haut dignitaire envoyé par le gouvernement roumain fit irruption à Milan. Avait-il, comme certains le présentent, mission d’obtenir du prince renonciation au trône ou tentait-il une dernière démarche pour ramener Carol dans le droit chemin ? Une chose est sûre : lorsqu’il repartit pour la Roumanie, le diplomate emportait un texte manuscrit, signé de la main de Carol :

«Je déclare par cet acte que je renonce d’une manière irrévocable à tous mes droits, titres et prérogatives dont, en vertu de la Constitution et du statut de la Famille Royale, j’ai pu bénéficier jusqu’à aujourd’hui en tant que Prince héritier de la Roumanie et en tant que membre de la Famille régnante. Je renonce en même temps aux droits qui pourraient m’incom­ber par les lois du pays sur mon fils et sur sa fortune. Je déclare que je n’aurai aucune prétention sur les droits auxquels j’ai renoncé par ma volonté et par ma propre initiative et je m’en­gage, pour le bien de tous, à ne plus rentrer au pays durant dix ans, et après l’expiration de ce délai, à ne plus y retourner sans l’autorisation du Souverain. Milan, le 28 décembre 1925. Carol Prince de Roumanie. »

La renonciation de Carol était-elle spontanée, réfléchie ? Elle ressemblait un peu au comportement d’un adolescent fugueur qui, embarqué dans une aventure dont il a mal apprécié les conséquences, s’entête pour n’avoir pas à reconnaître sa faute. Une dernière fois, la reine Marie lui écrivit pour tenter de le faire revenir sur sa décision :

« Tu as tout: un pays qui t’appelle, un avenir pres­tigieux à édifier, une merveilleuse maison, une épouse belle et bonne, un enfant adorable, des parents qui t’aiment, dont tu devais devenir la main droite, des parents au seuil de la vieillesse, qui ont donné leur vie pour accomplir une mission que tu dois poursuivre… Tu quittes tout cela, tu casses tout et le jettes à la poubelle, pourquoi?»

Le Premier ministre, Ion Bratianu, était d’un avis contraire. Pour lui, le prince était irrécupérable, néfaste au pays, et il fallait entériner au plus vite la situation avant qu’il ne change d’avis. Le Conseil de la Couronne fut convoqué en urgence, deux jours seulement après la signature de l’acte de renonciation. De nombreux politiciens, à commencer par le célèbre historien Nicolas Iorga, étaient d’avis de donner une dernière chance à Carol et se proposaient même pour aller le récupérer à Milan. Que les que fussent ses sentiments de père, le roi Ferdinand s’efforça de leur ôter leurs dernières illusions. Il s’adressa aux députés en termes graves et irrévocables :

« C’est avec une profonde douleur que je constate que le prince Carol, pour la troisième fois depuis qu’il a l’âge adulte, ne veut accomplir les grands devoirs qui lui incombent en tant que prince héritier et par une décision irrévocable et répétée demande à être dessaisi de cette tâche. Face à cette décision et poussé par le souci du futur du pays et des intérêts perma­nents de la Couronne, solidement attaché à elle, je suis obligé [.] de vous demander d’accepter sa renonciation, comme moi-même je l’ai acceptée [.] Je vous demande de reconnaître que la succession au trône de Roumanie revient de droit à Son Altesse Royale le prince Michel, descendant direct et légitime, dans l’ordre de primogéniture mâle de la dynastie régnante.[2]»

Le prince Michel avait quatre ans et serait bientôt roi. A Milan, malgré le retentissement de son acte, tant à l’étranger qu’en Roumanie, les deux amants poursuivaient leur lune de miel. Simplement,  ils vivaient barricadés à l’hôtel, observés en permanence par un espion de Bucarest et ne recevant qu’une ou deux personnes de toute confiance, pour se protéger des journalistes comme  d’un éventuel attentat. Puis ils partirent pour Paris, bien décidés à dénicher rapidement un lieu où cacher leur amour. Leur choix se fixa sur une belle maison de Neuilly, où ils allaient passer plusieurs années au rythme surprenant de retraités à l’aise, lui déchiffrant et découpant la presse, elle nourrissant ses canaris…

En 1927, Carol apprit que son père était au plus mal et manifesta son désir de rentrer en Roumanie pour l’accompagner jusqu’à la mort. Le gouvernement refusa. Le roi Ferdinand fut emporté par un cancer du côlon en juillet 1927. Sur son lit de souffrance, il confia à Nicolas Iorga que, s’il avait dû accepter la renonciation de Carol, il l’avait fait sous la pression du premier ministre Bratianu et du prince Stirbey, conseiller de la couronne et… amant de cœur de la reine Marie.  Décidément, l’Histoire du royaume n’échappait pas aux énigmes d’alcôve.

Le nouveau roi, Michel, n’avait pas six ans. Il fallut donc instituer un conseil de régence, constitué de deux vieillards et du prince Nicolas, et qui risquait de durer treize interminables années, jusqu’à la majorité de l’enfant-roi. La reine Marie, qui souhaitait en faire partie, fut poliment écartée. Trop populaire, trop ambitieuse. Tout cela faisait le lit des « carlistes », ces très nombreux Roumains désireux de voir Carol revenir au pays et monter sur le trône. Le gouvernement, conscient du danger, avait imposé une censure sticte sur toutes les nouvelles en provenance de Paris et il était même interdit aux carlistes de diffuser des tracts mentionnant le nom de Carol. Paris devint vite un véritable but de pèlerinage pour les politiciens qui, cantonnés dans l’opposition, misaient sur le retour de Carol pour redorer leur blason. Ainsi Manoliescu, un ancien secrétaire d’Etat, qui s’était pait prendre à son retour de France, porteur de lettres de Carol, et qui fut aussitôt embastillé à la prison de Jilava. La rumeur d’un proche retour du prince enflait. En mai 1928 à Alba Iulia, la ville de Transylvanie où Michel le Brave avait pour la première fois réuni les provinces roumaines, où le roi Carol 1er avait été plébiscité et où le rattachement définitif de la Transylvanie avait été célébré en 1919, près de 150.000 personne, surtout de paysans, se réunirent pour réclamer un changement de politique et, implicitement, le retour du prince. Une marche sur Bucarest avait même été prévue mais, devant le risque de bain de sang, elle avait été annulée à la dernière minute.  C’est à ce moment que se situe la première tentative de Carol, qui s’était rendu à Londres d’où il comptait, à bord d’un petit avion loué par des amis, survoler la Roumanie en distribuant des tracts avant d’atteriir à Alba-Iulia pour prendre la tête des manifestants. Le projet avait-il une quelconque chance de réussir ? On ne le saura jamais puisqu’avant même le décollage, un journal londonien avait publié la teneur des tracts et dévoilé le projet du prince. Aussitôt, Scotland Yard était entré dans la danse, interdisant toute utilisation de l’espace aérien britannique pour une telle opération et enjoignant le prince et les siens d’avoir à quitter le territoire. L’opinion publique britannique, qui éprouvait de la sympathie pour le prince dont la mère était de sang royal anglais, fut largement refroidie lorsqu’elle apprit que la Lupescu, rebaptisée Magda on ne sait pourquoi, était du voyage. Comme dans tous les pays d’Europe de l’ouest, elle était l’objet d’un solide mépris parfois doublé d’une véritable haine. Le couple reprit donc, tête basse, le chemin de Paris…

Dans les semaines qui suivirent, elle quitta Carol et s’installa dans un appartement de Neuilly. Puisqu’elle faisait de l’ombre au prince et compromettait son retour, ils pouvaient bien cesser de se voir quelque temps : dès que Carol serait monté sur le trône, nul doute qu’il la rappellerait à ses côtés. Nul doute aussi qu’il ne tarderait guère à tenter une nouvelle chance.

La grande crise de 1929 s’était abattue sur la Roumanie comme sur le reste du monde. Les partis politiques traditionnels s’affrontaient, libéraux d’un côté, paysans de l’autre, et les militaires piaffaient. Ils voulaient que le pays soit dirigé par un vrai chef et, si Carol ne rentrait pas rapidement au pays, ils envisageaient même leur propre coup d’état. Pendant les premiers mois de 1930, le contacts secrets s’étaient intensifiés entre Paris et Bucarest. Maniu, le premier ministre, voulait la garantie que Carol rentrerait sans la Lupescu et Carol, lui, exigeait qu’aucun obstacle ne soit mis à sa « restauration ». Un accord secret fut trouvé.

Pour le prince, l’heure est venue. Sur le perron de leur maison, Magda la bien-aimée le regarde partir, livide et inquiète. Accompagné d’un homme de confiance, muni d’un faux passeport, il gagne d’abord Strasbourg puis, seul au volant de sa voiture, traverse l’Allemagne pour rejoindre finalement un pilote français, Marcel Lallouette, venu le matin même du Bourget avec, à bord de son petit avion, un capitaine roumain « chargé de mission de confiance ». La belle Hispano-Suiza du prince se trouve désormais à côté du Farman Titan. Carol prend place à côté de Lallouette et du capitaine Pop.  L’avion décolle. Personne, hormis la Lupescu et quelques complices mis dans la confidence, ne peut à cet instant imaginer que le prince ne se trouve pas, comme chaque jour ou presque depuis cinq ans, en train de trier ses timbres de collection dans sa maison d’exilé parisien.

Voici les Alpes autrichiennes, le Danube, la Hongrie et, enfin, la frontière roumaine. Presque aussitôt, l’appareil tousse et Lallouette doit atterrir dans le premier champ venu. Le vol s’est effectué contre un fort vent d’est et le réservoir est vide ! Au sol, il faut transvaser les bidons de réserve. Carol prête la main à l’opération lorsqu’un avion militaire roumain atterrit à son tour. Toute l’aventure se termine-t-elle là. Non. Le pilote, mis au courant par le ministre des armées, lui-même prévenu dans la nuit par le premier ministre mis au courant à la dernière minute, vient s’incliner devant « Votre Altesse ».

Le Farman redécolle mais une nouvelle panne l’oblige à se poser en catastrophe dans les broussailles, à proximité d’un petit village de Transylvanie. C’est là qu’une escouade de militaires le retrouve et l’amène d’urgence à Cluj, d’où il s’envole pour Bucarest. Rien ni personne ne peut plus l’arrêter. A 23 heures, il est de retour dans son palais. Dès le lendemain, il recevra en position de force ceux qui, la veille encore, le vouaient aux gémonies ou aux sarcasmes. Au pas de charge, le conseil de régence sera dissous, l’acte de renonciation révoqué et, au parlement, il sera proclamé roi par 485 voix contre une.

Le couronnement n’aurait dû être qu’une simple formalité. C’était compter sans la Lupescu.

Magda était restée à Paris, éplorée mais d’abord confiante en la promesse de Carol de l’appeler bientôt à ses côtés. Elle lui écrivait chaque jour. Il ne répondait pas. Elle entrprit donc de rentrer clandestinement en Roumanie, certaine qu’à son contact Carol ne pourrait que tomber à nouveau sous son charme et sa domination.

Le désormais Carol II ne souhait sous aucun prétexte son retour. Il savait que son accession au trône n’avait été facilitée que pour autant qu’il renonçât définitivement à cette folle aventure et, s’il lui en coûtait, il était cependant déterminé  à consolider le statut royal pour lequel il s’était tant battu. Il avait même demandé qu’à Paris les services de renseignements roumains surveillent en permanence la Lupescu et ne la laissent filer sous aucun prétexte. Un officier de haut rang avait même déclaré qu’elle serait fusillée si elle osait rentre au pays.

Mais on peut être plus royaliste que le roi. Ce fut apparemment le cas de Manoilescu, un proche de Carol, qui crut bien faire en favorisant le retour clandestin de la maîtresse oubliée. La Lupescu n’attendait qu’un signal. Déjà, elle avait « emprunté » le passeport d’une cousine et, en août 1930, elle entreprit en train le grand voyage qui l’amènerait jusqu’à Sinaïa, lieu de villégiature royale où elle savoit pouvoir compter sur l’aide d’amis capables de la cacher. Carol en fut informé, bien sûr, et ne manifesta pas le moindre enthousiasme. Mais la cachette était si sûre qu’un an plus tard, la reine mère n’avait toujours pas été mise au courant.

Le retour de la Lupescu mit un terme aux tentatives de Carol de renouer, au moins officiellement, avec son ex-épouse, qui avait d’ailleurs obtenu le divorce après sa fuite de Roumanie. Carol consentirait désormais à l’appeler Majesté, mais lui refuserait à jamais le titre de reine. Il s’en expliquait ainsi dans une lettre à sa mère : « Pourquoi me réconcilier avec une femme qui me déteste et que je déteste ? »

L’ex-roi Michel, redevenu voïvode d’Alba Iulia, avait neuf ans et vivait tiraillé entre affection pour sa mère et admiration pour son père. Cet écartèlement fut renforcé par la séparation de ses parents et le départ de sa mère. Un accord avait effectivement trouvé entre Carol et Hélène. Cette dernière acceptait en effet de quitter le pays pour s’installer à Florence, où elle pourrait accueillir son fils Michel deux mois par an. Elle pourrait aussi revenir temporairement en Roumanie, mais pas plus de quatre mois par an et selon autorisation préalable du roi. Elle s’engageait aussi à ne plus proférer de paroles négatives à propos de Carol. Son exil commençait fraîchement, c’est le moins qu’on en puisse dire.

A Bucarest, l’état de grâce commencé lors de son retour triomphal ne se démentit pas jusqu’à ce que le retour de la Lupescu fût public. Se sentant trahies, plusieurs personnalités politiques prirent de la distance et comme l’instabilité était de règle, Carol eut tendance à tout vouloir diriger. L’opinion, lasse des atermoiements du gouvernement, le renforçait dans le sentiment qu’il était le seul à pouvoir faire progresser le pays. Pour bien montrer qu’il était le maître, il décida d’imposer son armée de nouveaux uniformes particulièrement colorés et à ses ministres une unique tenue de rigueur : redingote d’alpaca gris et haut de forme assorti ! Il créait à la volée des médailles pour tous les mérites et les épinglait au revers des récipiendaires à l’issue de défilés où il traversait, à cheval et sceptre en main, les artères de « sa » capitale.

Son action ne se limitait heureusement pas à ces théâtrales manifestations d’autorité. Il lança un véritable programme d’éducation populaire, soutint les universités et intellectuels, accompagna un véritable essor de la vie culturelle, tant à la campagne que dans les villes. Pour éviter une nouvelle crise économique, il voulait aussi créer une véritable industrie nationale et, pour cela, ouvrir la Roumanie aux investisseurs étrangers. Hélas, en Roumanie, corruption et affairisme ne sont jamais très loin. Magda Lupescu, qui avait regagné Bucarest et se tenait officiellement éloignée de la cour bien qu’elle reçût chaque nuit la visite de son amant, constitua un véritable aimant, un véritable laboratoire pour tous ces hommes désireux de fortune rapide. C’est elle qui les choisissait, les recommandait au roi.

On l’imaginait, on la soupçonnait, derrière les scandales ou malversations. On était persuadé qu’elle plaçait les membres de son entourage à tous les postes clés de l’Etat et de l’Armée, d’autant qu’à partir de 1933, elle se fit plus visible. Non seulement on pou­vait plus souvent la croiser dans la rue ou les salles de cinéma, mais elle venait parfois déjeuner chez un de ses proches pour rencontrer, en feignant la surprise, des ministres qui eux n’avaient la plupart du temps aucune envie de la voir. Elle narguait la reine Marie et la famille royale. On ne la critiquait plus d’être la maîtresse du roi, mais d’avoir un rôle majeur et néfaste dans la camarilla. Par la suite, elle devint le bouc émissaire de tous les maux, canalisant toute l’hostilité que suscitaient les interventions du roi dans la politique du gou­vernement. Tout était bon pour entrer en croisade contre la « juive », «la fille du chiffonnier», « la femme fatale ».[3]

La grande crise  peu à peu estompée, Bucarest vivait à nouveau entre fastes et apparat. Les riches s’enrichissaient davantage, à proportion de leur proximité du pouvoir. La capitale avait naturellement retrouvé son épithète de « Petit Paris ». La France restait la référence et le français restait une langue très répandue mais l’Italie attirait depuis que Mussolini était à sa tête. Il y avait beau temps que nombre de militaires et de politiques étaient allés faire la révérence au Duce et, dès 1927, Corneliu Codreanu avait créé la Farde de Fer, largement inspirée de l’idéologie fasciste. Et voilà qu’en janvier 1933, Hitler prenait le pouvoir en Allemagne, à la grande satisfaction d’une bonne partie de l’importante minorité allemande de Transylvanie. A Bucarest comme dans les campagnes roumaines, on n’éprouvait pas de sympathie particulière pour l’Allemagne, nazie ou pas, mais on manifestait de plus en plus la détestation des Juifs, accusés d’accaparer en ville toutes les bonnes affaires et de s’être mis à la campagne au service des grands propriétaires terriens pour pressurer les paysans. En décembre, le gouvernement roumain dut se résoudre à dissoudre la Garde de Fer mais la réplique fut rapide et sanglante. Sur le quai de la petite gare de Sinaïa, le chef du gouvernement, Ione Duca, qui sortait d’un entretien avec le roi, fut abattu à coups de pistolet par trois gardistes. La Garde de Fer était partout, menaçait chacun. Carol, qui prisait tant les grands défilés en public, se terrait dans le château de Sinaïa et tremblait pour sa Lupescu, qui pouvait être visée tant comme juive que comme maîtresse du roi.

Derrière la Garde de Fer, invisibles souvent, visibles parfois, se tenaient l’Allemagne d’Adolf Hitler, l’Italie de Mussolini, le Portugal de Salazar et, dès 1936, l’Espagne de Franco. L’enterrement de deux gardistes tués en Espagne fut l’occasion d’une extraordinaire démonstration de force à travers tout le pays. Carol relançait la France et la Grande-Bretagne pour obtenir leur soutien, sans succès. La menace était présente jusqu’au palais, où la Lupescu passait de plus en plus souvent la nuit pour échapper au risque permanent d’attentat. Soirées tristes et humiliantes pour le prince Michel, adolescent solitaire et distant, qui avait toutes les raisons de la détester et devait pourtant partager avec elle est son père les repas et jusqu’aux jeux de cartes. Heureusement, Michel avait « son » école, créée par son père qui ne voulait en aucun cas l’élever loin du peuple et de ses réalités. Ne pouvant l’inscrire dans une école publique, où il aurait été à la merci de fanatiques ou de ravisseurs, et ne souhaitant pas le confier à un précepteur, Carol avait installé au palais une véritable école, avec des élèves choisis dans tout le pays, issus de toutes les classes sociales et appartenant, pour certains, aux minorités hongroise et allemande. Pas question pour le prince d’échapper aux disciplines secondaires, sport ou travaux manuels par exemple. Pas question non plus d’être traité d’une manière différente de ses petits camarades, même si Carol avait fait ajouter au programme des visites d’usines ou et à la classe un atelier de mécanique.

Non content de faire dispenser à son fils les rudiments de la vie quotidienne, de l’agriculture, de l’économie, de la mécanique et de l’art militaire, Carol avait décidé de mettre lui-même la main à la pâte. Imaginez ! Propriétaire d’une ferme et d’un territoire conséquent, il avait décidé, sans doute pour complaire à la Lupescu, de créer en ville une épicerie-boucherie dans laquelle il vendait lui-même les produits de son exploitation. Dire qu’une telle initiative lui valut l’admiration de ses concurrents et l’estime de ses sujets serait sans doute exagéré …

Aux élections de décembre 1937, la Garde de Fer fit un nouveau bond en avant et obtient à elle seule 15.5% des voix. Carol imagina alors un jeu particulièrement périlleux qui consistait à appeler au pouvoir un autre parti, tout aussi réactionnaire mais apparemment opposé aux gardistes, la parti national-chrétien de Goga et Cuza qui, à peine au pouvoir, s’empressèrent d’appeler à leurs côtés le fondateur de la Garde de Fer, Codreanu. Dans la violence et la crainte, le pays ne pouvait que filer à vau-l’eau. Carol n’eut plus qu’une issue : instaurer sa propre dictature. Il était temps : en six semaines de pouvoir, Goga et Cuza étaient déjà parvenus à interdire les journaux dirigés par des juifs et à dévoiler leur projet d’envoyer tous les juifs roumains à … Madagascar !

Le 27 janvier 1938, une nouvelle Constitution fut promulguée, qui conférait au roi des pouvoirs très larges, limitait les droits démocratiques mais confirmait l’égalité de droits pour tous les citoyens, quelles que soient leur origine, leur ethnie ou leur religion. Deux mois plus tard, Carol interdisait purement et simplement les partis politiques, à la satisfaction de la plupart des Roumains, excédés par les exactions de la Garde et la corruption généralisée des politiciens.

Grâce aux progrès de l’agriculture et à l’exploitation du pétrole, l’économie ne s’était jamais aussi bien portée et, avec la multiplication des instituts culturels mis en place par son père, la vie culturelle n’avait jamais été aussi. Le pays retrouvait aussi, malgré les entorses démocratiques, un certain crédit aux yeux des démocraties occidentales, qui n’envisageaient pas pour autant de voler au chevet de la trop lointaine Roumanie. Carol se décida donc à faire le voyage pour rencontrer ses alliés trop réticents. Entre le 15 et le 20 novembre 1938, il entreprit sa visite à Londres avant de poursuivre avec Paris.  L’accueil fut somptueux mais les résultats limités. Il n’obtint ni envoi d’armement, ni attribution de crédits. Du coup, la visite « privée » qu’il avait choisi de rendre ensuite à Hitler prit une tournure différente. Abandonné par les alliés, pressé à l’est par l’Union soviétique, il se devait de donner des gages au Führer.

La rencontre eut lieu le 24 novembre 1938 au Berghof, le « nid d’aigle » cher au Führer, qui l’avait acheté avec les roits d’auteur de Mein Kampf !  Ce fut un entrtien poli doublé d’un dialogue de sourds. Hitler rappela qu’il possédait la plus forte armée du monde et qu’il serait dangereux de s’opposer frontalement à l’Allemagne. Carol fit savoir qu’il entendait maintenir de bonnes relations avec tous ses voisins, y compris l’URSS que Hitler semblait alors craindre plus que tout. Les choses en seraient restées là si, au même moment, n’étaient parvenues des informations particulièrement graves. En échange d’une mise en résidence surveillée particulièrement confortable, Codreanu, le leader de la Garde de Fer, s’était engagé à ce que cessent toutes les actions violentes. Or, la veille, le recteur de l’Université de Cluj avait été assassiné. Carol prit donc la décision de faire immédiatement emprisonner Codreanu,  le protégé du Führer.

Les choses allaient s’accélérer dès la semaine suivante. Carol avait pu croire un temps circonscrire pacifiquement la Garde de Fer mais son ministre de l’intérieur Armand Calinescu,  plus clairvoyant, prêchait pour une répression sans faille et c’est lui qui, sans en prévenir le roi, prit une décision qui allait mettre le pays à feu et à sang. Codreanu avait rejoint en prison une douzaine de gardistes auteurs de meutres. Dans la nuit du 29 au 30 novembre, les prisonniers furent emmenés dans une camionnette officiellement chargée de les transférer dans un autre établissement pénitentiaire mais, dans une forêt proche de la capitale, le véhicule fut attaqué par des inconnus qui disparurent aussitôt dans les ténèbres. Les détenus gardistes en profitèrent pour tenter de s’évader mais, dans leur fuite,  tous furent tués par leurs gardiens. Telle fut en tout cas la version officielle à laquelle ni la Garde ni l’opinion ne crurent un instant. Le pouvoir avait monté cette mascarade pour se débarrasser d’un homme, Codreanu, dont le procès n’aurait pu qu’aviver les tensions.

Officiellement, Carol apprit la fusillade à son retour d’Allemagne. Calinescu espérait sans doute qu’il en serait satisfait évalua aussitôt l’événement à sa juste valeur : c’était une catastrophe ! C’est du moins la version qu’il en donnera lors d’un entretien accordé dans son exil portugais, quarante ans plus tard. Vivants, Codreanu étaient des opposants farouches. Morts, ils devenaient des martyrs bien plus dangereux.

Hitler était furieux. Non seulement il perdait un de ses plus fervents partisans en Roumanie mais, surtout, il craignait qu’on puisse croire que les gardistes avaient été exécutés après un accord passé entre lui et Carol lors de leur rencontre au Berghof. Pour lui, pas de doute, Carol était le complice, sinon l’inspirateur de cet assassinat et sa visite au Berghof n’était qu’une mascarade doublée d’une manipulation. Il décida donc de renvoyer à Carol les décorations roumaines que le roi lui avait décernées et entrprit une vaste campagne de propagande, à l’intérieur comme à l’extérieur de la Roumanie, pour déstabiliser le monarque. En janvier, six-cents agents nazis pénétrèrent en secret en Roumanie, pour prêter main forte à la Garde de Fer affaiblie par la répression. Au même moment fut un complot visant à tuer le roi et à fomenter un coup d’état.

Le 15 mars 1939, l’Allemagne hitlérienne envahissait la Tchécoslovaquie, L’Occident découvrait, mais un peu tard, que les accords de Munich n’étaient qu’un chiffon de papier. La France et l’Angleterre songeait enfin à soutenir la petite Roumanie mais, tout-puissant, Hitler imposait à Bucarest une série d’accords commerciaux destinés à pomper le pétrole roumain au profit de l’industrie militaire nazie. Enfin, le 23 août 1939, Molotov et Ribbentropp signent le pacte de non-agression germano-soviétique. L’Allemagne peut désormais envahir la Pologne, dont un accord secret prévoit le partage entre Allemagne et Union Soviétique. La Roumanie peut à juste titre s’inquiéter : est-elle promise au même sort ?

A l’intérieur, les événements s’accélèrent. Le 21 septembre, les premier ministre Armand Calinescu est assassiné en pleine rue par un commando de huit « Vengeurs » choisis par les nouveaux chefs de la Garde de Fer, à peine rentrés d’Allemagne. Leur forfait accompli, les conjurés se précipitent au siège de la radiodiffusion roumaine, où ils interrompent le programme et déclarent : « Le meurtre de notre capitaine a été vengé ». Calinescu, qui avait organisé l’exécution de Codreanu, est tombé sous les balles de ses successeurs. Arrêtés, les huit vengeurs sont ramenés sur le lieu de leur crime et exécutés par la police. Leur corps restera en pleine rue  pendant trois jours. Dans les jours qui suivront, 252 gardistes subiront le même sort dans tout le pays.

Pendant ce temps, les victoires allemandes se succédaient à l’ouest. Devant l’irritation allemande, le nouveau Premier ministre roumain avait dû reprendre contact avec la Garde de Fer et Carol dut même se résoudre à recevoir, au palais, celui qui avait ordonné l’assassinat de Calinescu : Horia Sima. Rencontre surréaliste d’un roi qui voulait croire à la sincérité presque enfantine de ce chef aux mains de sang, ce dernier voyant dans le roi « un homme merveilleux, une personnalité fascinante ». On croit rêver ! Les gardistes feraient désormais mine de respecter le monarque qu’ils avaient voulu exécuter, et le roi laisserait les gardistes se renforcer à condition qu’ils ne s’attaquent pas aux symboles visibles de son pouvoir.

Dans un premier temps pourtant, le danger n’allait pas venir de l’Allemagne mais de Moscou. Le 27 juin, reçut un ultimatum de Staline, qui exigeait l’évacuation immédiate de plusieurs territoires roumains : la Bessarabie bien sûr, mais aussi toute la partie nord de la Bucovine. Carol considérait comme une horrible faute d’abandonner ainsi près d’un quart du pays[4]. Mais comment résister ? Où trouver de l’aide. Carol fit même appel à Ribentropp mais la réponse, immédiate, fut sans ambiguïté. Il fallait céder. Le soir même, le Conseil de la Couronne acceptait, par 19 voix contre 6 et une abstention, de se soumettre.

La honte de Carol n’était pas encore totale. Quelques jours plus tard, il lui fallut accepter la mise en place d’un gouvernement nationaliste, favorable eu IIIe Reich et dans lequel un portefeuille avait été réservé  à Horia Sima. A l’extérieur, la réussite de l’ultimatum soviétique avait fait des envieux. La Hongrie réclamer, via ses alliés nazis, la rétrocession d’une partie de la Transylvanie, et la Bulgarie intervenait elle aussi pour obtenir la mainmise sur la Dobroudja. Quant aux juifs, ils ne perdaient rien pour attendre : le nouveau premier ministre, Grigurtu, avait rencontré Hitler au Berghof et l’avait assuré que la Roumanie souhaitait s’intégrer au « nouvel ordre européen » et envisageait de débarrasser le pays de ses juifs.

Tout se précipitait. De Vienne, avec le soutien allemand,  fut adressé à Carol un diktat exigeant le transfert de souveraineté de toute la Transylvanie occidentale. Devant l’évidence des forces en présence, et après approbation du Conseil de la Couronne, le roi ne put que céder.

L’armée était en déroute, le pays en ébullition. Un peu partout, il y eut des manifestations parfois violentes dans lesquelles les escouades de gardistes, chemise verte et salut fasciste, tenaient le haut du pavé. Les armes avaient commencé à crépiter. De toute évidence, la Garde de Fer préparait un coup d’état. Ne restait qu’une porte de sortie, faire appel à Ion Antonescu, un militaire connu pour ses sympathies gardistes et nazies, mais qui a l’avantage d’être populaire et, surtout, suffisamment assoiffé de pouvoir pour ne pas le partager avec la Garde de Fer. Le 4 septembre à midi, Antonsecu prêta serment. Le lendemain déjà, il reçut officiellement une déclaration lui demandant d’abdiquer. Il se donna encore vingt-quatre heures puis rédigea une une proclamation qui, si elle sonnait le glas de son propre règne, sauvait cependant la monarchie en désignant son successeur, le Voïvode Michel, son propre fils :

« Des maux abominables affligent le pays qui est confronté à de graves dangers. Ces dangers, je veux les devancer, vu mon grand amour pour cette terre où je suis né et où j’ai été élevé, en passant à mon fils, dont je sais combien vous l’aimez, les dures charges du règne. [5]»

Michel, qui se sentait prisonnier dans son propre palais, aurait préféré suivre son père en exil mais l’Histoire ne lui laissait pas le choix. Antonescu exigea qu’il prête aussitôt serment.

Le soir-même, sous les huées, Carol gagnait tant bien que mal la petite gare de Baneasa et prenait place à bord du train qui devait l’emmener jusqu’à la frontière. Sa maîtresse, qui n’avait cessé de partager avec lui, en coulisses, la richesse et le pouvoir, le rejoignit au dernier moment et prit place à ses côtés. Longtemps adulé de tous, Carol n’avait aujourd’hui plus qu’elle et c’est elle qui, une dernière fois, allait mettre en péril, par sa seule présence, l’existence du roi.

En route pour Timisoara, le train avait fait arrêt en pleine nuit dans la petite ville de Lugoj. Les passagers étaient assoupis mais Carol crut entendre des bruits, observer des mouvements. Su le quai, des hommes armés tentaient de monter à bord. Des légionnaires de la Garde de Fer. Prévenus de la présence de la Lupescu, ils exigeaient que le train retourne à Bucarest. Carol s’y opposa fermement. Les hommes tentèrent de faire descendre la Lupescu mais Carol, qui pouvait encore compter sur les soldats chargés d’escorter le train, donna l’ordre de mettre toute la vapeur et de foncer, sans nouvel arrêt, jusqu’à la frontière. Aux fenêtres, les soldats avaient pris position, mitraillette au poing, pour empêcher un dernier mauvais coup des légionnaires et le convoi s’ébranla, traversant à toute vapeur la gare de Timisoara où d’autres légionnaires firent feu sur les wagons, brisant quelques vitres sans blesser personne.

Furieux que le roi réussisse à leur échapper, les légionnaires faillirent même l’intercepter dans la dernière petite gare, Jimbolia, où ils avaient tué le chef de gare pour obstruer la vie. Mais le convoi passa quand même. Le roi et sa maîtresse étaient saufs mais ils venaient, l’un et l’autre, de quitter définitivement la Roumanie et l’Histoire.



[1] Lilly Marcou, Le roi trahi, Editions Pygmalion, Paris 2002, p. 119

[2]  Lilly Marcou, Le roi trahi, p. 130., ibid.

[3] In Lilly Marcou, Le roi trahi, p. 156 ., ibid.

[4] 50.000 km2 et près de 4 millions d’habitants

[5] Vendredi 6 décembre 1940

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