05. Vingt-mille et tu paies la croûte à midi…

 

Paz est revenue vers la grille de l’égout, le 4 avril au soir, en compagnie de deux gars vêtus de gris et de bleu délavé, béret et sac de sport. Puis elle s’est éclipsée lorsqu’ils se sont accroupis près des barreaux.

Des sacs, ils ont extirpé deux petites scies à métaux, des gants, une grosse lime, une pince et une solide barre de fer. Puis, consciencieusement, ils se sont mis au travail, incisant en biseaux pour que chacun des barreaux puisse retrouver sa place originelle après avoir été scié. Comme si de rien n’était. Même un gros orage n’aurait pas déplacé quoi que ce fût.

Puis ils sont remontés, à pied, jusqu’à la route principale, tendant un pouce nonchalant sur le talus d’herbes sèches. Une camionnette, qui sortait justement d’un chemin de campagne à une bonne centaine de mètres de là, s’est arrêtée presque aussitôt. Les deux hommes ont échangé quelques mots par la vitre baissée, puis sont montés à l’avant en se serrant tant bien que mal contre le conducteur, un assez jeune homme lui aussi, vêtu d’une salopette et de solides brodequins. La camionnette bâchée s’est éloignée puis à disparu, le dos tourné à Ségovie et à sa prison.

Dix minutes plus tard, la même Seat bâchée réapparaissait. Le conducteur était le même mais les deux stoppeurs avaient été remplacés par Paz, qui servait de guide. Elle indiqua la ruelle entre les dépôts militaires, la voiture obliqua sans que quiconque y prêtât attention, s’immobilisa près du caniveau. Paz mit pied à terre, gagna l’arrière du véhicule et entreprit d’en décharger une demi-douzaine de ballots emmaillotés de toile à matelas. Le chauffeur avait déjà déposé les barreaux dans l’herbe, s’était faufilé dans la bouche et attendait qu’on lui passe les paquets. L’opération ne prit pas cinq minutes. Les ballots furent rangés à trois bons mètres à l’intérieur du goulot, sur un rebord de béton pisseux, hors de portée d’une éventuelle crue, à l’abri des regards. La camionnette repartit aussi sagement qu’elle était venue et le couple complice se paya même la fantaisie de faire halte, quelques centaines de mètres plus loin, pour prendre à son bord un stoppeur, un vrai cette fois. Un bidasse qui allait passer sa soirée de permission dans une taverne de Ségovie !

– Hola ! Hombre ! Dis-moi, tu veux gagner des sous ?

– Si je veux gagner des sous ? Tu penses bien ! Sinon, je ne serais pas là à faire l’imbécile, à six heures du matin, dans ma camionnette pourrie, rangé à côté d’une vingtaine d’autres cons qui ne savent pas non plus de quoi ils vont vivre aujour­d’hui !

– Bon. Alors écoute. Elle n’est tout de même pas complè­tement nase, ta caisse ?

– Non, rassure-toi. Simplement, à force de rouler dans Madrid, je ne compte plus les bosses, la peinture qui s’écaille, ni la poussière qui entre partout. Mais le moteur est bon. T’as vu l’étoile… c’est du Mercedes. Ça crève jamais, ça !

– Alors c’est parfait. Remarque, de toute façon, c’est pas pour traverser l’Afrique que j’ai besoin de toi. Mais je n’ai pas trop de temps et je ne voudrais pas rester en rade. J’ai ma grand’mère qui vient de mourir à Ségovie et je voudrais bien aller récupérer deux ou trois meubles avant que le reste de la famille rapplique. Ça t’irait, de me conduire jusque là-bas et de me ramener avant la nuit ?

– No hay problemas ! Combien tu donnes ?

– Dis ton prix !

– Vingt-mille et tu paies la croûte à midi.

– Va comme ça. On part tout de suite.

– Fais briller la fraîche, tout de même…

– T’as peur ? T’as tort. Tiens, regarde. J’en ai pas loin de cent. Alors tu ne risques rien. Si tout marche bien, t’en auras même dix de plus.

– Monseigneur, c’est parti.

La camionnette bâchée est sortie de la capitale, non par la six qui met le cap, nord-ouest, sur Villalba, El Espinar et Ségovie, mais par la trente-et-une, qui se dirige plein nord vers Colmenar Viejo. Là, Angel avait un petit colis à prendre chez des amis. Une caisse de bois dont les anciennes inscriptions évoquaient un excellent cru de Rioja, mais dont le contenu était moins savoureux. Une bonne vingtaine de Brownings et deux mitraillettes démontées, le tout soigneusement emballé dans de vieux journaux et enfermé dans la caisse reclouée et assurée pas une solide corde. Le propriétaire du Mercedes n’a pas posé de question. La camionnette est repartie presque aussitôt et, soixante kilomètres plus loin, les deux hommes rejoignaient à Guadarrama la route principale pour Ségovie.

Ils parviennent à Ségovie un peu avant midi, passent à proximité de la cathédrale, s’engagent à travers les ruelles étroites, reprennent le boulevard menant à la N-601, gagnent les faubourgs miteux hérissés de maisons collectives récentes et déjà décaties, s’engagent sur un chemin de terre, s’arrêtent à reculons devant l’entrée d’une bâtisse de trois étages.

– C’est là, dit Angel. Les meubles sont à la cave. J’ai la clef. Je vais jeter un œil pour voir si tout va bien. Attends-moi deux minutes, je reviens.

Après quelques instants, Angel reparaît, sourire discret aux lèvres.

– C’est bon. Viens ! Ne débâche pas tout de suite. Je vais d’abord te montrer les meubles, pour que tu te fasses une idée. Heureusement que ta carriole est plutôt grande. C’est de la chance. Si j’avais demandé au chauffeur du Seat qui était à côté de toi, à Madrid, on n’aurait jamais pu tout embarquer.

Les deux hommes ont dévalé les douze marches menant au sous-sol de cette méchante HLM. Comme de bien entendu, l’éclairage du couloir menant aux caves ne fonctionne pas.1T9wr‑

– T’en fais pas, il y a une baladeuse quelque part. On verra ça tout à l’heure. Viens !

La clef est sortie de la veste d’Angel, a tourné dans la serrure. La porte s’ouvre sur une pièce à peine éclairée par le jour filtrant, malgré les toiles d’araignées, par une infime lucarne. Angel repousse le battant et, à cet instant précis, la grosse ampoule du plafond s’allume. Le chauffeur a vite compris. Pas un meuble, à l’exception d’un lit de camp, de deux chaises et d’une table de camping. Mais trois hommes, bas du visage masqué, révolver en mains.

– T’affole pas. Il ne t’arrivera rien si tu fais pas le con. On a besoin du Mercedes, c’est tout. On va t’attacher, te baîllonner. Demain matin, au plus tard, les flics recevront un coup de fil et ils viendront te délivrer. A trois caves de là, il y a un copain à nous. Si tu cries, si tu essaies de fuir, il a ordre de te descendre. Si tu restes calme, c’est lui qui téléphonera aux flics, le moment venu. Lui aussi qui mettra 100.000 pesetas dans une enveloppe qu’il postera à ton intention. Quant au Mercedes, les flics devraient le retrouver dans les jours qui suivent, en parfait état. A toi de choisir. Excuse-nous, c’est pour la bonne cause.

Pendant qu’Angel parlait, les autres ont commencé le travail. D’abord le baîllon puis, presque aussitôt, une corde aux mains, une autre aux pieds et, après avoir invité le chauffeur à s’allonger sur le lit de camp, une troisième reliant pieds et mains, à une distance ne permettant pas de se déployer complètement, et passant derrière un solide tuyau d’eau.

– Tu as bien compris ? Ne fais pas l’idiot. Allez, salut

La lumière s’est éteinte sans que quiconque ait touché à l’interrupteur mais les quatre hommes ne manifestent aucun étonnement. Le chauffeur distingue leurs silhouettes passant la porte en direction du couloir obscur. Il voit l’ombre des trois hommes masqués retirant leur foulard pour le placer dans leur poche, il lui semble remarquer un petit salut amical d’Angel. Même lorsqu’il aura entendu s’éloigner le moteur de son camion, il ne tentera pas d’arracher le baîllon.

A deux heures et quart, Angel, seul, stationne au volant du Mercedes, à quelques dizaines de mètres de la grille. Dans la prison, le réfectoire se vide lentement. On mange tard, en Espagne, et le repas est traditionnellement l’occasion de propos nostalgiques, de chansons, d’histoires plus ou moins graveleuses. Il ne faudrait pas, aujourd’hui, faire exception à la règle.

Un à un, les vingt-neuf prisonniers pressentis pour l’évasion gagnent les chiottes. Comme lors des opérations de creuse­ment, un petit groupe d’hommes, cigarettes au bec, fait écran entre l’entrée du cabinet et le regard des gardiens. Tout est parfaitement organisé. Un fuyard connaissant le boyau, puis trois n’y étant jamais descendus, puis à nouveau un habitué. Ainsi, tous progressent à peu près normalement dans le souterrain, malgré l’obscurité, les gravats, les remugles, la nervosité et, pour certains, la fatigue dûe à un long, trop long emprisonnement.

A l’autre bout, la grille est toujours en place. Les quatre ou cinq initiés passent aux autres les jeans, les maillots disparates, les chaussures de tennis. Le bruit d’une camionnette diesel approche. La luminosité baisse : un obstacle empêche désor­mais le Soleil de parvenir jusqu’à la grille : le Mercedes. Puis des ombres. Deux mains qui empoignent les barreaux, les déposent dans le gazon, puis les replacent en hâte. Le Mercedes a été remis en marche, quelques chuchotements, le bruit d’une bâche qui claque. Le Mercedes s’éloigne. Dans leur trou, les fuyards croient à l’échec.

– Mierda !

–  ya !

Au ronronnement du Mercedes succède maintenant le teuf-teuf d’une carriole ou d’un tracteur. Oui, c’est ça, un tracteur.

Mais, déjà, le bruit disparaît à son tour, vite remplacé par celui, désormais familier, de la camionnette. Fausse alerte. Les mêmes mains s’emparent à nouveau de la grille, les premiers échappés grimpent, mettent le nez à l’air libre, entrevoient un bout de caniveau, l’ébauche d’un entrepôt abandonné, puis sont saisis par le haut du bras et propulsés, à l’abri de la bâche, à l’arrière de la camionnette.

Une douzaine d’entre eux, seulement, parviennent à s’as­seoir sur la banquette latérale de bois. Les autres s’entassent tant bien que mal, voûtés, serrés et, pour certains, tremblants. Une seule femme parmi eux. Et encore ne fait-elle pas partie des fuyards : Paz. De l’intérieur du pont bâché, elle a donné des instructions aux autres, qui n’étaient jamais venus là.

Le dernier fuyard est monté, un seul homme reste dehors. Calmement, il replace la grille, relève le bas-volet basculant de la camionnette, libère la bâche et demande, à travers la toile, de bien se tenir. Puis il fixe la corde qui passe entre les oeillets, revient près de la portière avant, prend place à bord.

– Adelante !

Angel roule calmement. Il a la quasi-certitude que le chauf­feur, même s’il parvient à se libérer de son bâillon et de ses entraves, ne donnera pas l’alerte. Du côté de la prison, pas de craintes non plus : l’évasion ne devrait être repérée qu’à la fin de l’après-midi, à l’heure de l’appel. Donc, pas d’inquiétude. Mais une certaine tension. Et les sens en éveil. Un simple accrochage serait fatal. Avec près de trente hommes à bord, la plupart debout, dans l’impossibilité de se retenir à quoi que ce soit, il faut ne pas freiner sec. Et, donc, anticiper l’événement, prévoir la moto qui fait un écart, le feu qui passe au rouge, la voiture qui déboîte sans avertir. Et, bien sûr, ne pas rouler comme un dingue dans les villages. Torrecaballeros. Collado Hermoso. Matabuena et Matamala. Pradena. Ensuite, ne pas oublier de ralentir, de vérifier si le Pegaso est garé sur le terre-plein, si le conducteur est bien en train de lire le journal, affalé sur le volant. Alors, alors seulement, aller jusqu’à la prochaine bifurcation, faire demi-tour, revenir au terre-plein, s’y engager, s’arrêter près du Pegaso, le plus près possible. Le nez à la route. L’arrière contre le semi-remorque.

Là encore, l’opération s’est bien passée. Pas un flic. Pas un contretemps. Un à un, les évadés sont descendus de la camion­nette, se sont accroupis sous la remorque du Pegaso, décou­vrant derrière l’énorme réservoir apparent une trappe d’une cinquantaine de centimètres de côté par laquelle ils se sont hissés sans peine dans un impensable double-fond où tout avait été prévu pour leur confort, banquettes le long des parois, éclairage au plafond, amenée d’air frais.

De l’extérieur, rien ne distinguait le Pegaso d’un autre routier. Et, même s’ils étaient tombés sur un contrôle, jamais les flics n’auraient découvert la cache : en ouvrant la remor­que, on tombait sur une demi-douzaine de caisses de bois contenant des appareils électroménagers neufs, cuisinières, réfrigérateurs, machines à laver. Les factures étaient à l’avant, dans la serviette du chauffeur. Tout était en règle. Et il aurait fallu qu’un traître ait prévenu la Guardia Civil pour que les agents fassent débarquer toutes les caisses avant de tomber sur la paroi en trompe-l’œil derrière laquelle se trouvaient les fuyards.

Angel repart vers Ségovie, seul dans la camionnette. Il la déposera sur la route qui, par Avila et Salamanque, permet de gagner la frontière portugaise. Histoire de brouiller les pistes. Depuis la chute de Caetano et l’avènement des jeunes capi­taines portugais, une fuite vers l’ouest est plausible.

Le Pegaso, lui, file vers le nord-est, sans encombre. El Burgo de Osma. Soria. Tafalla. A six heures du soir, au moment où la fuite est découverte à Ségovie, il a déjà dépassé Pamplona. Dans moins d’une heure, ce sera Roncevaux. Puis la France…

Pourtant, avec les premiers reliefs des Pyrénées, une méchante brume monte de la terre, submerge peu à peu les champs, les haies, les arbres. Même les collines. Le jour s’assombrit. Le chauffeur qui, volontairement, n’a pas été choisi parmi les amis basques, ne sait plus très bien où il se trouve. A chaque embranchement, il doit faire halte, tâcher de fixer un panneau indicateur dans la lumière de ses phares, se repérer sur la carte. Esain. Urtazu. Les villages portent désormais des noms aux consonances basques. Le camion doit être à une cinquantaine de kilomètres de la frontière. Soixante, tout au plus. Sans ce foutu brouillard noir, ce serait un jeu d’enfant. Mais là, plus moyen de rouler autrement qu’au pas. Des phares apparaissent à moins de cinq mètres. Le chauffeur se dresse sur le frein, donne un grand coup de volant, évite la voiture surgie de ce néant lugubre et poisseux. Dans la trappe, les fuyards commencent à s’affoler. L’éclai­rage a été coupé, pour éviter qu’un rai de lumière puisse attirer l’attention. Les responsables, avant d’éteindre, ont ouvert deux grandes caisses et en ont distribué le contenu. D’autres pistolets, un par homme, et une demi-douzaine de mitrail­lettes, chargeur engagé. De l’argent aussi, beaucoup d’argent. Moitié en pesetas, le reste en francs français. Rien que des billets usagés. Le travail a été bien fait.

– On devrait déjà y être, dit Paz.

Je sais, réplique Mikel, qui est au courant de l’itinéraire retenu et connaît bien la région. D’après les virages, je crois qu’on a passé Pampelune. D’ailleurs, tu sens, il fait froid. On doit avoir commencé à grimper. Mais je ne comprends pas pourquoi on roule si lentement. Pourtant, le moteur a l’air de tourner rond. Il doit y avoir autre chose.

Dehors, le brouillard occulte tout. Le chauffeur conduit par à-coups. Sa trajectoire est hachée. Il ne peut guider son lourd véhicule que lorsqu’il aperçoit le bord de la route. C’est-à-dire au tout dernier moment. Le Pegaso avance à cinq à l’heure, parfois moins.

Espiral. A un kilomètre, c’est la bifurcation pour Burguete, le col de Roncevaux et la frontière française d’Arnegui. Le chauffeur n’en peut plus. Voilà deux fois qu’il passe au même endroit sans l’avoir voulu. Le temps passe. Il décide de s’arrêter sur le bas-côté. Les fuyards auront plus vite fait à pied : si la frontière est à 25 kilomètres par la route, elle n’est qu’à quatre ou cinq kilomètres par les montagnes. C’est leur seule chance.

Bref conciliabule par la trappe entrebâillée. Mikel et Paz découvrent l’incroyable brouillard. Pas de doute, il faut conti­nuer à pied.

– Tienes razôn, Carlos. Vamos.

Un à un, les évadés se glissent au bas de la trappe. Dans leur cachette, ils avaient presque trop chaud. En plein brouillard, avec la brume qui s’est mise à tomber, ils sont vite trempés et transis. Les jeans, la chemisette et les tennis se gorgent d’eau glacée. Les trente hommes et la jeune femme avancent sur le bord de la route. Grâce à une carte et aux indications du chauffeur, ils savent précisément où ils se trouvent. Après le village de Roncevaux, ils devront s’engager dans la nature, grimper et, en deux ou trois heures, malgré l’escarpement du relief, ils devraient avoir atteint la France.

Tout à coup, le faisceau d’un projecteur, une rafale. Mikel gueule un ordre :

– Ne répondez pas ! Ne tirez pas ! Avec cette merde de brouillard, on va se descendre entre nous. Taillez-vous ! Par groupes de cinq ou six. Bonne chance !

Andreu a placé sa mitraillette en bandoulière. Il n’a pas vraiment choisi de partir seul mais les autres, près de lui, se sont mis à parler en basque, il n’a pas bien compris. Quelques instants plus tard, il n’y avait plus un bruit près de lui. Il a couru sur deux ou trois cents mètres. Les broussailles lui lacéraient le visage, les mains, les avant-bras, les chevilles. Lorsqu’il a eu la certitude d’être assez loin, il s’est arrêté et a écouté.

Le ronronnement ouaté d’une jeep lui parvenait d’en bas. Des ordres, des cris aussi, puis à nouveau une rafale. Puis plus rien. Pas d’aboiements. Ça, il en était sûr. Donc pas de chiens. Et la patrouille semblait ne compter que quatre hommes, peut-être six. Pas assez pour ratisser sérieusement la campagne, les vallées, le lit de la rivière. Donc, ne pas s’affoler, prendre le temps de bien s’orienter. Puis choisir son cap et grimper, avant que la patrouille ait reçu des renforts.

Les autres groupes n’ont pas tous fait ce raisonnement. Même Mikel et Paz se sont laissé piéger et ils ont bien failli être pris. A vouloir avancer en zigzags pour déjouer les poursuites, ils avaient parcouru plusieurs kilomètres et ils étaient revenus sur leurs pas, sans le savoir. Le scénario s’était répété. Faisceau, rafale. Ils s’étaient couchés à terre, avaient rampé jusqu’aux taillis. Les gardes civils, trop peu nombreux, n’avaient pas insisté. Mikel et Paz avaient pu s’éloigner à nouveau.

Mais d’autres, plus fatigués, moins motivés aussi, persuadés qu’ils ne parviendraient pas à gagner la France, s’étaient laissé aller au découragement. Les deux premiers s’étaient rendus quelques dizaines de minutes seulement après les premières escarmouches. Pendant ce temps, les premiers renforts étaient déjà en route et, malgré le brouillard, ils ne tarderaient plus à arriver. Les prisonniers seraient vite identi­fiés et, s’ils ne voulaient pas parler, les unités spéciales appe­lées d’urgence sauraient délier les langues.

Un peu après une heure du matin, les forces de sécurité avaient la certitude de se trouver en présence des évadés de Ségovie. Les mesures spéciales, prises jusque-là à la seule frontière portugaise, étaient aussitôt appliquées dans toute la zone frontalière proche de la France. Avant le jour, les premières tortures auraient commencé et la police, à laquelle s’était jointe l’armée, n’ignoreraient plus rien des détails de l’évasion, du nom des responsables, de l’itinéraire retenu. Les patrouilles seraient renforcées et bien malin celui qui, passé ce moment, parviendrait encore à franchir la frontière.

Andreu pensait à sa mère. A la fin de la semaine passée, il lui avait fait tenir un petit message affectueux. Il la connaissait si bien qu’il n’avait aucun doute : elle aurait compris qu’il se tramait quelque chose. Depuis le moment où l’évasion avait été annoncée à la radio espagnole, il l’imaginait à l’écoute de chacun des bulletins. Il se trompait, en partie du moins.

Car Crista était à Genève, chez Martina et Jean-Christophe. Martina devait passer en tribunal le surlendemain et, tout naturellement, Crista avait fait le voyage pour la réconforter. La radio suisse avait fait brièvement allusion à l’événement dans son flash de 22 heures. Mais Crista savait déjà. Barcelone avait appelé. Elle s’était rongé les sangs puis, finalement, s’était faite à l’idée qu’Andreu n’était pas le dernier des crétins et qu’il parviendrait bien à ne pas se faire reprendre. Elle imaginait même qu’au petit jour, ce serait peut-être lui qui la tirerait des limbes. Ce serait bien le diable s’il ne trouvait pas une cabine téléphonique dans le premier village français.

Andreu n’avait même plus froid. Pour ne pas se perdre, il était d’abord redescendu à une bonne centaine de mètres de la route, qu’il ne distinguait toujours pas à cause du brouillard. Le hasard avait voulu qu’il se heurte à un sapin qui ne ressemblait à aucun autre, isolé au milieu d’une maigre clai­rière, droit comme un i et, surtout, totalement exempt d’écorce. La purée de pois ne permettait pas d’en voir le faîte mais Andreu avait aussitôt compris. Il s’agissait d’un poteau, électrique ou téléphonique. Il ne restait qu’à suivre la ligne pour gagner sans encombre le col de Roncevaux.

Il était arrivé au col à quatre heures dix. Pour noter ce détail, il avait dû s’arrêter un instant et se mettre à l’abri de ce qui devait être une ancienne cabane cantonnière, où il avait gratté une allumette, le temps de consulter la carte qui lui avait été remise en même temps que la mitraillette et l’argent. Pas de doute, il ne lui restait que quelques centaines de mètres pour être, enfin, sur le territoire français.

– Quelle connerie ! Ils ont tous assez de fric pour vivre pendant des mois comme des pachas et seuls les organisateurs disposent d’une carte. Cinq. Six au maximum. S’ils ne l’ont pas perdue pendant la débandade.

A onze-cents mètres d’altitude, il fait plutôt frisquet au début avril. Andreu grimpe, grimpe. Il est bientôt à la ligne de crêtes. Qui fait frontière, à en croire la carte. Sauvé ! Et s’il était seul à avoir trouvé le passage. Si les autres étaient encore paumés, en bas, près de la route. S’il suffisait à Andreu d’aller les chercher pour qu’ils échappent à l’arrestation, à la torture, à des années de prison, à la mort peut-être.

Le voilà qui redescend par où il est monté. Les premières lueurs du jour percent peu à peu le brouillard, qui est de moins en moins dense. Il lui faut se hâter. Dans une demi-heure, la Guardia Civil et l’armée tireront les retardataires comme des lapins, en plein jour, dans une nature redevenue sereine.

La cabane cantonnière. Personne. Mais des voix feutrées, en contrebas, sur la route. Aucun bruit de moteur. Un petit groupe d’évadés, sans doute. Andreu s’abrite derrière un pan de mur. Maintenant, il grelotte. Le ronronnement d’un moteur, puis de deux. – Merde !

En terrain découvert, il court de toutes ses forces, de tout ce qu’il lui reste de volonté. Les chaussures de tennis glissent sur l’herbe mouillée. Entre chien et loup, il aurait une chance de s’en tirer. Mais quel est le con qui a mis des chemisettes bleu ciel dans les ballots de vêtements entreposés à l’orée de l’égout, là-bas, à Ségovie ?

Des cris, des ordres secs, derrière lui. Sommations ? Il ne sait pas. Il ne veut pas savoir. Encore cent mètres et il sera en France.

Une détonation. Deux. Ensuite, il…

Ensuite, rien. L’armée tire des balles dum-dum et les offi­ciers ne sont pas des manches. La décharge a fait sauter la colonne vertébrale puis a explosé dans le thorax. La chemi­sette bleue s’est ouverte comme un parapluie et la barbe d’Andreu est allée mourir dans un très beau massif de fougères.

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