1. Nul ne savait qui était ni d’où venait Saïd

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CHAPITRE I

En 1928, les hasards de la vie m’avaient conduit à louer l’une des propriétés agricoles d’une famille de la vieille bourgeoisie tunisienne appelée à faire face aux dépenses fastueuses du fils aîné, que la faiblesse du vieux père était impuissante à limiter. De cette location comprenant terres et bâtiments était exclue une courette dans laquelle donnaient une cuisine et deux chambres occupées par Saïd et sa famille, le père, la mère et les sept enfants.

Saïd était grand, d’un noir profond, absolu, la tête plutôt petite, la figure ronde. Ses yeux d’un brillant quasi métallique accusaient à l’extrême la blancheur du globe. Le torse énorme, les jambes légèrement arquées, les muscles saillant sous la peau donnaient à cette masse humaine l’impression d’une extraordinaire force physique. A cette époque, Saïd devait approcher la soixantaine, âge qu’il paraissait et que divers recoupements confirmaient. Encore bien alerte, il ne travaillait plus, laissant à son maître de longue date, c’est-à-dire à mon bailleur, le soin de pourvoir aux besoins de la famille.

Il interdisait à ceux de ses enfants qui en avaient l’âge de travailler chez d’autres que chez Sidi, son maître, ou de ne leur accorder qu’une entraide de voisinage éventuellement compensée en nature; en revanche, chaque fois que demande leur en était faite, ils devaient aider gratuitement à l’entretien d’une petite olivette pratiquement à l’état d’abandon, extraite du patrimoine familial au bénéfice du fils aîné. Quelques arbres y survivaient, refusant tout autant de mourir que de produire. Ce comportement incohérent, qualifié par les gens du pays d’idée de nègre, découlait en réalité d’une application excessive d’un engagement verbal dont je n’eus connaissance que bien plus tard.

Fatma, l’épouse de Saïd, née dans une famille nombreuse, noire et pauvre, encore enfant avait été donnée par ses parents à la maîtresse de maison de mon bailleur. A cette époque, aujourd’hui encore parfois, il n’était de famille bourgeoise qui n’eût, à ce titre, une gamine, mi-servante, mi-adoptée, jouant avec les enfants, effectuant quelques menues commissions à l’extérieur, aidant aux soins ménagers ainsi qu’aux préparations culinaires. Mariée avec l’accord des parents quand la nature indiquait qu’il était sage qu’elle le fût.

Discret pour ne pas dire muet quant à sa part de vie antérieure à son arrivée dans la région, nul ne savait qui était ni d’où venait Saïd. A toute question indiscrète, il répondait, je suis Abad Allah, prénom courant pour un croyant, qui signifie également adorateur de Dieu, et je viens de là-bas, son geste du menton indiquait l’est c’est-à-dire la Mecque, pays du prophète Mahomet. Réponse sibylline dont l’aspect religieux excluait tout commentaire.

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