Roumanie Notes de voyage 1990

 

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Parti de Genève le mercredi 10 janvier à quatre heures du matin, le convoi avait choisi de gagner la Roumanie en passant par le Sud des Alpes, afin d’éviter au mieux d’éventuelles intempéries hivernales: Tunnel du Mont-Blanc, Italie, Yougoslavie.

A noter que, sur la quasi-totalité du trajet, les pays traversés ont fait preuve d’une grande compréhension: passage rapide aux douanes suisses, françaises, yougoslaves; gratuité des péages autoroutiers en France et en Yougoslavie. En revanche, à l’entrée comme à la sortie, l’administration douanière italienne a pris tout son temps. Quant aux responsables des autoroutes italiennes, il aurait sans doute fallu leur faire une demande d’exemption en neuf exemplaires et avec six mois d’avance pour être dispensé de péage…

A midi, le convoi était à Milan et, à 16h, il était à Trieste. Il fallut alors beaucoup de patience pour obtenir des douaniers italiens qu’ils apposent sur la liste des marchandises (voyageant pourtant en compartiment plombé) un deuxième tampon à côté de celui que leur collègue avait apposé le matin-même, au Mont-Blanc, avec le même empressement…

Il faisait donc nuit depuis longtemps lorsque nous avons pu pénétrer, sans aucune difficulté, 1,en Yougoslavie. Les panneaux autocollants « SOS ROMANIA » apposés sur les véhicules constituaient un excellent viatique et suscitèrent, tout au long du chemin, des gestes d’encouragement et de soutien.

Il ne neigeait pas mais il faisait très froid. Vers minuit, nous nous sommes arrêtés sur une aire de repos, entre Zagreb et Belgrade, et avons tenté de dormir quelques heures, emmitouflés dans les cabines des véhicules. Bien avant le jour, nous étions repartis et, après une difficile traversée de Belgrade, nous avons pris vers le nord le chemin qui mène à la frontière roumaine.

Au début de l’après-midi de jeudi, nous quittions la Yougoslavie et nous présentions à la frontière roumaine. Au fil des dernières années, cette frontière était devenue quasiment infranchissable, à l’entrée comme à la sortie. Aujourd’hui, quinze jours seulement après la fin de la dictature, les formalités sont très simples. Un gradé se présente et, en français, demande les passeports. Cinq minutes plus tard, munis d’un tampon, les passeports nous sont rendus. Nous coupons alors les plombs qui, depuis le départ, empêchaient l’ouverture du compartiment arrière. Rapide coup d’oeil des douaniers au chargement.

– C’est bon. Vous pouvez passer. Bon voyage!

Continuité géographique. Le paysage roumain ressemble à s’y méprendre au paysage yougoslave. Mais la vie des hommes, elle, est bien différente. Peu de voitures privées (presque toujours des Dacia, copie roumaine de la Renault 12), quelques autobus, quelques tracteurs et, surtout, des charrettes de bois montées sur quatre roues à pneus et tirées par un unique cheval. Beaucoup de gens à pied également, malgré l’éloignement des villages et l’immensité des routes désertes. Des écoliers, des adultes, des personnes âgées, qui marchent sur des kilomètres, font à notre passage le V de la victoire. sourient, mais ne manifestent jamais le désir que nous les prenions à bord. Habitude de la marche, dignité extrême ou réminiscence d’un temps où tout contact avec des étrangers était interdit? La plupart des véhicules que nous croisons nous lancent des appels de phares et font de la main, à la portière, des signes de connivence, à la fois par fierté de leur Révolution gagnée et pour nous remercier d’être venus jusqu’ici pour partager avec eux les premiers jours de leur liberté retrouvée.

Première ville traversée, Timisoara. Cité martyre, d’où tout est parti, et où la répression de la Securitate semblait alors avoir été atroce et démesurée. Sur la place principale, au pied de l’église, des groupes entourent la lueur de milliers de bougies posées sur le sol, à l’angle d’un trottoir ou au pied d’un réverbère, là où sont tombés les premiers insurgés et où, ensuite, les agents de la Securitate ont mitraillé indistinctement hommes, femmes, vieillards et enfants. L’atmosphère est à un recueillement sombre et puissant, presque violent, comme si l’atrocité des crimes commis ne pouvait pas, même pour des âmes pieuses, s’oublier dans le pardon ou le recueillement. Nous nous mêlons un instant à la foule puis, lorsque nous regagnons les véhicules, des mômes en haillons viennent nous demander la charité, vêtements, chaussures, bonbons. Surpris par cette démarche à laquelle nous ne nous attendions pas, certains d’entre nous leur donnent quelques objets. Des adultes s’approchent alors, chassent les gosses et nous font comprendre qu’il ne faut pas faire la charité ainsi, que les pauvres ne sont pas ceux qu’on croit. La leçon nous sera utile par la suite.

Renseignements pris, la route directe que nous craignions d’emprunter est tout à fait praticable et nous fera gagner une bonne centaine de kilomètres. Nous reprenons donc le chemin en direction d’Alba Iulia. La route est longue, sinueuse, et il nous faut envisager de nous arrêter pour dormir. Mais où? Selon la carte, il n’y a aucune ville importante sur les 210 kms qui nous séparent d’Alba Iulia et, sur le Guide bleu, aucune des bourgades traversées ne dispose d’hôtel. L’atmosphère nous semble trop tendue (réalité ou effet de la fatigue?) pour que nous puissions faire halte, avec notre chargement, au bord de la route, d’autant plus que nos véhicules pourraient éventuellement constituer, pour les « terroristes » qu’on dit cachés dans les montagnes, un bon moyen de quitter le pays sans trop de difficultés. A condition de s’être débarrassés, auparavant, de leurs occupants légitimes…

La fatigue s’installe. La rotation des chauffeurs s’intensifie. Nous avançons sans encombre et, même sur les hauteurs, il n’y a pas de neige sur la route. Si nous parvenons à atteindre Alba Iulia, nous pourrons aller demande l’hospitalité à la caserne ou à l’évêché, et dormir ainsi, en toute quiétude, dans les véhicules.

Il est plus de 21 heures quand nous arrivons à Alba Iulia. A la différence des villages traversés, désespérément privés d’éclairage public, il y a ici un peu de lumière dans les rues. Tout au long du chemin, les maisons étaient pavoisées de drapeaux roumains, rouge, jaune, bleu, dont le rond central avec marteau et faucille avait été consciencieusement évidé. Ici, devant un bâtiment qui pourrait être la mairie, les drapeaux sont sans trou ni insigne. Au bord d’une grande place, un hôtel éclairé est encore ouvert, le Transylvanie. Il reste des chambres. Mais pouvons-nous prendre le risque de laisser les véhicules dans la rue, d’autant que, dès notre arrivée, de très nombreux jeunes gens aux allures de loubards sont venus se frotter à nous, réclamant bonbons, cigarettes et autres cadeaux? Finalement, nous choisissons de mettre les deux camions cul à cul, interdisant ainsi toute ouverture des portes arrière, et de vider les cabines de tout ce qui pourrait avoir de la valeur ou provoquer la tentation, postes C.B., mallettes, médicaments, ustensiles divers. Il nous faut dormir correctement si nous voulons être, demain, à la hauteur de ce que nous attendons tous, la rencontre avec les habitants de Stremt.

Au petit matin, après avoir vérifié que les véhicules sont intacts, nous nous retrouvons dans le hall en quête d’un café chaud. Un homme d’une trentaine d’années, plutôt bien mis, cheveux noirs et visage grêlé s’approche de nous et, en français, s’enquiert des raisons de notre visite. Il nous propose ses services pour nous accompagner à Stremt. Hors de sa présence, nous nous concertons. Certes, rien n’indique que nous trouverons, à Stremt, des personnes parlant français, d’autant que le village semble ne compter que quelque 3000 habitants au lieu des 8000 évoqués par une passante rencontrée à Timisoara. D’autre part, et contrairement à une information recueillie à Genève peu avant notre départ, les habitants de Stremt sont de langue roumaine et non allemande. Ma connaissance de l’allemand ne nous sera donc d’aucun service. Et il serait dommage que nous ne puissions pas expliquer clairement aux responsables de Stremt, prêtre, instituteur, médecin éventuel, responsables de la commune, les buts exacts de notre visite. Mais, à l’inverse, il est bien évident que Viorel était déjà en place à l’Office du Tourisme avant la Révolution. Une place enviée, dans laquelle il lui a peut-être été impossible de ne pas collaborer avec les services de renseignements de Ceausescu. Il ne faudrait pas que sa présence à nos côtés suscite chez les villageois de Stremt méfiance ou animosité.

Finalement, nous convenons qu’à condition de cantonner Viorel Bumbu dans un rôle de stricte traduction, nous réussirons à faire passer notre message même si sa présence doit créer, dans un premier temps, quelques réticences. Viorel viendra donc avec nous.

Le jour s’est levé et, sur la route de Cluj, que nous devons emprunter pendant une vingtaine de kilomètres avant d’obliquer à gauche, nous découvrons le paysage enneigé. Moins montagneux que ne le laissait supposer la carte. Vallonné. Exempt de forêts. Partagé entre d’immenses champs labourés, dans les parties planes, et de la vigne, sur les coteaux.

A Teius, un camion belge aux couleurs de Médecins sans frontières crée l’attroupement. Des hommes, juchés sur la remorque, jettent au sol des colis comme ils jetteraient de la nourriture pour des bestiaux. Les enfants et les adolescents s’agglutinent mais, à distance, les adultes marquent leur réprobation. Un écueil que nous devrons éviter.

Pour bien faire comprendre à la population et aux autorités que notre premier but était d’établir un vrai contact humain, nous avons laissé les deux camions à Alba Iulia et sommes allés en voiture, tous ensemble, à Stremt. La route monte face à la colline, pendant trois ou quatre kilomètres. Voici les premières maisons, plutôt cossues. La rue principale est goudronnée. A droite, seul bâtiment collectif, l’école. A gauche, la bibliothèque et la salle des fêtes. A droite de nouveau, la mairie et la poste encerclant une courette. Le maire est absent pour la matinée. Le président local du Front de Salut National, un ingénieur, nous accueille en compagnie de son vice-président, qui est aussi le directeur de l’école et, après de brèves salutations dans la première pièce qui constitue le secrétariat de cette minuscule mairie, on nous fait aussitôt passer dans la seconde, réservée au président, et dont la table-bureau est promptement recouverte d’une nappe sur laquelle nos hôtes déposent des carafes de vin blanc, une assiette de charcuterie.

La mairie de Stremt avait-elle reçu le courrier l’informant de 1″‘adoption » de la commune et de notre protection morale contre la « systématisation ». Oui, mais le contenu de la lettre avait été mal compris, ou mal expliqué, par le maire d’alors, parti depuis les événements « vers le ciel, à moins que ce ne soit l’enfer », comme le disent pudiquement les habitants. De plus, nous apprendrons le lendemain à Alba Iulia que Stremt figurait effectivement sur la liste des communes à « systématiser » et que, donc, les maisons du village risquaient bien d’être rasées dans un délai de quelques années, obligeant ainsi les villageois à aller habiter dans des immeubles construits pour eux, sans doute à Teius. Mais, à en croire nos conversations, les habitants de Stremt ne savaient pas, jusqu’à la Révolution, que leur village figurait sur cette liste.

A ce stade, il faut expliquer pourquoi, entre la décision de former un convoi d’aide à Stremt (23 décembre) et notre départ effectif, nous avions choisi de ne pas communiquer cette décision aux autorités du village ou de la région. D’abord, il est certain que les communications téléphoniques étaient quasiment impossibles, surtout si on ne connaissait pas le numéro. D’autre part, rien n’indiquait que le courrier parviendrait à temps à sa destination et nous risquions de ne pas avoir de réponse avant longtemps, retardant d’autant une aide que nous souhaitions rapide. Mais surtout, nous imaginions que notre démarche risquait ainsi d’atteindre un fonctionnaire, encore en place, de l’ancien régime, fonctionnaire qui pourrait se prévaloir de notre action pour s’accrocher à son pouvoir ou éviter de légitimes représailles. Nous ne voulions pas être ses éventuels complices et risquer de nous couper ainsi du reste de la population, ni voir notre convoi détourné arbitrairement vers une autre destination, à la ville par exemple, dans le cas où l’annonce de notre venue serait communiquée aux autorités régionales. Nous avions mission d’établir un contact direct avec Stremt afin de remettre notre chargement et de tisser des liens de confiance en vue d’une aide et d’une coopération à long terme. Nous ne voulions compromettre cette démarche sous aucun prétexte. A notre arrivée, la « disparition » très récente du précédent maire de Stremt et la tentative d’ingérence des représentants régionaux du Front de Salut National, à Alba Iulia, nous ont montré sur place que nous avions sans doute eu raison d’agir ainsi, ce d’autant que la surprise de notre arrivée n’a en rien compromis la qualité de nos rapports avec la population de Stremt.

Dans l’arrière-salle de la mairie, avec l’aide de Viorel, nous avons expliqué les raisons de notre visite. Nous avons commencé à mettre des noms sur des visages. Petru Mirza, le secrétaire de mairie, humains qui apprécie les contacts humains au point de garder longtemps serrée dans sa main la main de chacun des visiteurs; Monica Stan, alerte professeur de musique, le nez épaté par un accident d’enfance, le visage jovial, le rythme et la joie dans les sens; Lacrima, sa fille, qui entonne pour nous des chants traditionnels roumains, repris à contre-voix par sa mère puis, en choeur, par le reste de l’assistance. L’une et l’autre comprennent et parlent assez bien le français et chantent sans une faute, en notre honneur, « En passant par la Lorraine ». Il y a aussi le président du Front local de Salut National, Nicolae Lazar, un homme dans la quarantaine, costaud, décidé, coiffé d’une chapka de fourrure, ingénieur en électro-mécanique dont la disponibilité quasi-permanente laisse penser qu’il a obtenu de ses employeurs, pour ses activités, beaucoup de temps libre. Apparaissent aussi Mihai Rusu, le directeur d’école, un peu crispé, et sa femme Didita, copie opulente des stars italiennes de l’après-guerre, Lavinia Bolog, institutrice elle aussi, haute stature, visage carré, démarche de mannequin; Horia Puskas, le plus jeune des membres du Front, mécanicien, le regard vif, le contact facile et ouvert; Dan Stefanut, le policier municipal, jeune ours débonnaire et attentif dans son uniforme rebondi; le « pope » Liviu Silvesan, la soixantaine goulûment vécue, les dents en or et la lippe gourmande, modérément apprécié de la population, et qui s’engage dans des chants et des discours aussi longs et aussi surannés que sa soutane; Elvira Iordache, jeune médecin basée dans un hameau voisin et qui, comme dans une chanson de Brel, semble venue « de la ville, enfin d’une autre ville ». Quant au nouveau maire, Nellu Galda, il n’apparaîtra que plus tard, retenu dans le hameau de Fata Pietri par la distribution de denrées apportées par un camion belge.

En compagnie de ce petit groupe de nouveaux amis, nous découvrons quelques lieux stratégiques de la commune. Et d’abord le magasin coopératif qui jouxte la mairie. Dans une pièce unique de cinq mètres sur dix, des rayonnages presque vides et une quinzaine de clients, surtout des femmes. La situation s’est améliorée depuis quelques jours, dit la responsable. Auparavant, il n’y avait ni farine, ni savon, ni rien, à l’exception de pots de confiture industrielle, tellement immangeables qu’ils attendent acheteurs depuis plusieurs années. Pour se procurer la ration mensuelle d’huile (un-demi-litre), de sucre, de sel, il fallait présenter sa carte de rationnement et surtout, en plus du paiement de ces denrées, apporter de sa propre production des oeufs, du miel, du lard…

Lorsque, comme les autres responsables contactés, la tenancière du magasin coopératif nous apportera, un peu plus tard, la liste de ses besoins, figureront uniquement 4 tonnes de semence, deux de trèfle et deux de luzerne, que la coopérative souhaite pouvoir nous payer d’une manière ou d’une autre. Pendant des années, la production de blé et de maïs, exportables, a été favorisée au détriment du fourrage destiné aux animaux, dont la viande et le lait auraient pu bénéficier aux habitants. Du coup, les semences de fourrage étaient quasiment introuvables et la responsable craint sans doute de ne pouvoir en obtenir avant le printemps pour ses clients. D’où sa demande. Mais, dans une économie agricole qui restera sans doute, pour un temps, planifiée, les villageois seront-ils autorisés à semer, sur les terres collectives ou de l’Etat, autre chose que ce que préconisera l’administration ? 11 nous faudra en avoir le coeur net avant de donner suite à cette demande, qui représente la valeur de l’ordre de 25000 francs suisses.

A la fin de cette première matinée à Stremt, nous sommes retournés à Alba Iulia et en sommes revenus, vers 15 heures, avec les camions.

L’extrême dignité des villageois nous interdisait tout acte de charité. C’est une des raisons pour lesquelles nous n’avons pas déchargé tout de suite notre cargaison. Il nous fallait d’abord expliquer qu’à l’exception des médicaments, tout ce que nous apportions (couvertures, vêtements, nourriture) n’était pas destiné à nos hôtes eux-mêmes, dont la tenue et la bonne santé montrent à l’évidence que c’eût été leur faire injure, mais aux pauvres de la commune ou des environs, ceux que nous n’aurons pas l’occasion de rencontrer pendant notre visite, soit qu’ils vivent loin du village, soit qu’ils se gênent ou se cachent, ou encore qu’ils soient malades ou alités.

Avant d’amener les camions à Stremt, nous devions être certains de la représentativité de nos interlocuteurs, faute de quoi nous aurions été amenés à assurer la distribution nous-mêmes, au risque de commettre des erreurs et de froisser des susceptibilités. Le Front étant manifestement représentatif et s’engageant, sur la base d’une liste fournie par nous, à nous indiquer l’affectation de chacun des colis, nous pouvons transférer, sans les ouvrir, les quelque 500 cirons numérotés du camion vers une salle annexe de la poste, face à la mairie.

C’est la même démarche qui préside à la distribution de notre fromage. Nous avons en effet apporté une meule de gruyère suisse d’une vingtaine de kilos, avec l’idée de préparer éventuellement une fondue. Les conditions ne se prêtant guère à telle préparation, nous décidons de partager ce fromage avec tous les villageois et les enfants présents, en plein vent, dans la cour de l’école. Mais, pour ne pas effaroucher, il nous a fallu dire et rappeler qu’en aucun cas il ne s’agissait de charité alimentaire, seulement d’un partage symbolique. D’ailleurs, les villageois apportent de leur pain, pour que l’échange ne soit pas à sens unique. Des centaines de tranchettes sont ainsi débitées et proposées, dans un large plat, aux personnes présentes. Au premier rang, les villageois se saisissent des morceaux avec délicatesse, comme S’ils avaient plus de curiosité que de faim. Mais, revenus à l’arrière, ils s’empressent d’y mordre à pleines dents et reviennent à l’avant pour en glaner un second morceau. La dignité peut masquer la faim, pas la supprimer,

Dans l’après-midi, en compagnie du président, du directeur d’école, de la maîtresse de musique et de quelques autres personnes, brève visite du village et de ses abords proches. De l’autre côté de la rivière qu’enjambe un pont précaire et artisanal, se trouve une « Base sportive coopérative » (c’est du moins l’indication portée sur un panneau) protégée par des murs, des grilles, des palissades. Nos hôtes tiennent à nous y faire entrer. C’est pour eux le symbole de la souveraineté locale retrouvée. En effet, derrière la palissade, il y a un lac charmant et, paraît-il, poissonneux, d’une surface d’un ou deux hectares, ainsi qu’une espèce de maison de campagne et deux terrains de hand-ball. Mais l’accès à ce lieu n’était en réalité réservé qu’à quelques privilégiés communistes des environs. Le président affirme qu’il y pénètre pour la deuxième fois de sa vie et, au moment de quitter ce lieu, il nous indique que nous y serons, le lendemain, invités à manger. Nous déclinons d’abord l’invitation, expliquant que nous ne voulons en aucun cas être assimilés aux privilégiés qui s’en sont repus auparavant. Mais le président et les autres personnes présentes affirment haut et fort que ce temps est révolu, que le lac et la maison seront très bientôt mis à la disposition de toute la population de Stremt et, en particulier, des enfants. C’est donc un symbole de la démocratie retrouvée et nous aurions mauvaise grâce à ne pas vouloir l’honorer de notre présence. Nous viendrons donc.

Il nous fallait tenter d’appeler la Suisse pour faire le point de nos premières démarches. Nous sommes donc revenus, assez tôt, à votre hôtel d’Alba Iulia. Pendant que nous attendions la ligne, le poste de télévision installé dans l’arrière-loge de la réception diffusait une grande manifestation qui se déroulait à Bucarest, au même instant, sur la place de la Révolution, sous les fenêtres du Front de Salut National. Des images montraient les dizaines de milliers de manifestants, leurs banderoles réclamant la restauration de la peine de mort pour les « terroristes » et la mise hors-la loi du parti communiste. Les caméras dévoilaient ensuite les membres du Front, réunis dans le bâtiment et semblant se concerter sur les suites à donner à la manifestation populaire.

Le soir, en compagnie de Viorel, nous dînons à l’hôtel. Oublions la qualité des mets pour parler du vin. A la réception, dans une vitrine, est proposée une bouteille de vin rouge, « Pinot noir Classic ». On ne peut la payer qu’en devises étrangères, l’équivalent de 2,5 dollars. Nous en commandons deux bouteilles et Viorel, malgré sa situation plutôt privilégiée à l’Office du Tourisme, nous affirme qu’il en boit pour la première fois de sa vie. En effet, ce vin était – et reste, semble-t-il – strictement réservé à l’exportation ou à l’usage des rares touristes étrangers voyageant en Roumanie. Pour l’acheter, il fallait des dollars. Or, la détention d’un seul dollar pouvait mener un Roumain en prison. Je me rappelle, à Bucarest, m’être trouvé à une terrasse avec un Roumain inconnu. Nous avons commencé à parler et, à propos de monnaie étrangère, je lui ai montré une pièce de cinquante centimes suisses. Il en a eu envie et m’a donné, en échange, quelque Lei. Aussitôt, deux hommes se sont approchés, ont saisi l’homme par l’épaule et l’ont emmené. Je les ai suivis au poste de police, je suis intervenu pour obtenir la libération de l’inconnu. Sans succès. C’est d’ailleurs à la suite de cette aventure que j’ai décidé de rompre tout lien avec la Roumanie de Ceaucescu, et que j’ai interrompu sur-le-champ le reportage que j’y réalisais.

Après le dîner, nouveau passage devant l’écran de la télévision roumaine. Ion Iliescu est apparu à une fenêtre et déclare à la foule et aux caméras que, par décret-loi, un référendum aura lieu le 28 janvier à propos de la réinstauration de la peine de mort. Quant au parti communiste, il est déclaré hors-la-loi.

Viorel et les deux réceptionnistes semblent abasourdis par l’importance de la nouvelle, puis s’en réjouissent bruyamment. Pour moi, il est au contraire dangereux qu’un gouvernement cède aux pressions de la rue, risquant ainsi d’encourager une surenchère permanente. Mais le Front peut-il faire autrement alors que sa légitimité découle de cooptations plutôt que d’élections et que la présence, en son sein, de communistes tardivement repentis l’oblige plus encore à faire la preuve de sa volonté de changement radical ?

Après le repas, Viorel insiste pour nous inviter chez lui. Il habite avec sa femme et leur bébé à deux pas de l’hôtel, de l’autre côté de la rue. L’immeuble est récent et n’était sans doute pas à la portée toutes les professions, sinon de toutes les bourses. L’appartement est minuscule, un studio et une cuisine. A la cuisine, le gaz de la cuisinière est allumé mais ne chauffe aucune casserole. Il s’agit de faire sécher les langes du bébé, Alex, un an. Quant à la pièce unique, assez grande, elle est coupée en deux par un lourd meuble de bois. Au-delà, la chambre à coucher. En-deçà, un salon exigu avec téléviseur noir-blanc.

– La télévision couleur coûte trop cher.

Avec la Révolution, Viorel a tendance à « découvrir » des problèmes et des situations qui lui échappaient auparavant. Ainsi, il s’arrangeait parfois avec l’hôtel pour rapporter à son fils un peu de beurre, du lait, des fruits, un reste de viande. Mais aujourd’hui, il vient de « découvrir » que d’autres enfants, dans des familles moins favorisées ou dans des orphelinats, n’avaient strictement rien à manger. Si l’hôtel lui offrait désormais une orange pour son fils, il la refuserait en pensant aux autres enfants, dit-il.

Viorel nous offre du vin blanc un peu spécial. Il achète des raisins, les fait fermenter dans la maison de ses parents puis les conserve dans des récipients qui ont contenu de l’extrait, plus ou moins naturel, de roses. Résultat déconcertant.

Hier, lors de notre première journée dans la région, Viorel a rencontré une de ses connaissances, membre du Front de Salut National d’Alba Iulia. Il n’a pas pu faire autrement que de lui signaler notre venue et le but de notre mission. De toute manière, la présence des camions devant l’hôtel, pendant près de douze heures, n’avait pas pu passer inaperçue. Du coup, il a été prévu que, ce samedi matin, nous nous rendrions au Judet (Préfecture) avant de rejoindre Stremt. Nous avons obtenu que le Président de Stremt se joigne à nous pour l’entretien. Viorel est aussi de la partie.

Immense salle du Conseil, complètement vide. Au blanc des murs, la trace encore des photographies du Conducator déchu. Deux hommes jeunes nous invitent à nous asseoir. L’un d’entre eux parle français. Il se nomme Stelian Bordea, il semble être l’un des membres importants du Front, il est économiste de formation. Très vite, Stelian nous expose les difficultés et les besoins de la province d’Alba et de la ville d’Alba Iulia, en particulier en matière sanitaire. Tout en saluant notre action, il dit craindre qu’elle n’atteigne pas son but le plus utile, les besoins de la commune de Stremt étant limités et notre cargaison (imagine-t-il) démesurée. Avec calme et fermeté, nous lui exposons que nous sommes investis d’une mission précise, la prise de contact et la livraison de nos marchandises à la commune que nous avons adoptée, Stremt. C’est donc volontiers que nous informerons la Préfecture (Judet) de tous les détails de notre action (liste des produits, quantité, destinataires). En revanche, il n’est pas question pour nous de dévier de notre but. Tout au plus pourrait-on suggérer aux responsables de Stremt, s’ils estiment que telle ou telle partie de notre livraison dépasse les besoins de leur village, de s’adresser au Judet pour en rétrocéder la part de leur choix.

Notre position étant claire, Stelian Bordea finit par l’accepter et nous informe qu’il souhaite être présent à Stremt lors de la remise de la marchandise aux autorités locales, remise qui doit avoir lieu en fin de matinée. C’est bien volontiers que le Président de Stremt et nous-mêmes l’y convions. Il y viendra par ses propres moyens et nous propose, pour le lendemain, de nous faire visiter les lieux historiques et touristiques d’Alba Iulia, ainsi que l’hôpital. Nous déclinons l’invitation historico-touristique, faute de temps, mais nous visiterons avec intérêt l’hôpital.

Avec l’aide de plusieurs villageois, le déchargement dure moins d’une heure. Les colis numérotés sont empilés dans une salle annexe de la poste, face à la mairie. Le volume en est à peine suffisant. Nous remettons au Président, avec copie à la doctoresse, la liste traduite en roumain des colis et de leur contenu. Le Front nous communiquera, à la prochaine visite, l’identité des bénéficiaires. Il sera utile que nous pratiquions alors un bref sondage, à la fois pour nous prémunir contre une mauvaise utilisation des dons qui nous ont été confiés et pour lever l’éventuelle suspicion que tel ou tel des villageois pourrait avoir à l’égard du pouvoir local.

A pied, nous entreprenons alors une longue visite du village et des alentours. A la sortie est de l’agglomération, un pontet enjambe une frêle rivière à moitié gelée, sur laquelle évoluent quelques canards. Au flanc d’une maison ancienne, ce ruisseau est barré par une chute, gelée elle aussi: un moulin.

Nous nous arrêtons dans la maison en question. Le moulin est toujours en fonction, même s’il on n’y travaille pas aujourd’hui. Officiellement, un samedi sur quatre est chômé mais c’est aujourd’hui, pour la première fois, que les travailleurs bénéficient effectivement de cette mesure prise sous Ceausescu. A partir du mois de mars, la semaine de cinq jours sera instaurée dans tout le pays.

Le moulin est ancien et artisanal. Il transforme en farine le blé et le maïs ainsi, ai-je cru comprendre, que des haricots ou féculents. Dans un corps de bâtiment voisin, nous sommes reçus par la propriétaire (ou plus vraisemblablement la locataire), qui nous offre le vin blanc de sa production, dans une cuisine basse surchauffée par un poêle en catelles. Accueil toujours affectueux, intentionné, attentif, souriant et complice.

Au sortir du village, nous passons devant une ferme privée puis montons, face à la colline, en direction de la coopérative d’élevage, où nous attendent le berger et ses grands enfants, ainsi qu’une jeune femme mal dans sa peau mais parlant français, Ileana Cristea, que nos cicérones semblent laisser ostensiblement à l’écart. Plus tard, ils nous diront que cette jeune femme était selon eux membre de la Securitate, parce que du temps de Ceausescu c’est elle qui faisait visiter la coopérative aux hôtes étrangers. La timidité et la crainte exprimés par le visage d’Ileana, ainsi que l’extrême pauvreté observée le lendemain, dans sa famille enlèvent beaucoup de vraisemblance à ces soupçons. Sa mise à l’écart ne serait-elle pas plutôt due à sa religion (catholique) dans un milieu majoritairement orthodoxe? De même qu’à en croire nos hôtes, il n’y a que deux familles hongroises et aucune famille allemande à Stremt. Alors que, ce même jour, un homme s’est approché tandis que nous déchargions les colis et que, s’adressant à moi en allemand, il m’a dit craindre que nos dons aillent « toujours aux mêmes ».

La section bovidés comporte une centaine de génisses, plutôt efflanquées, dont la destination nia pas été définie précisément. Viande de boucherie ou lait? Plutôt boucherie, si j’ai bien compris. Ce bétail n’est pas vendu à la collectivité villageoise, mais à l’Etat. Les animaux sont alignés parallèlement, dans deux rangées qui se font face, et disposent de fourrage distribué à la fourche (fourrage rudimentaire avec de nombreuses parties ligneuses) ainsi que d’abreuvoirs automatiques.

Quant aux ovins, ils sont rentrés le soir dans quatre parcs munis de tas de fourrage et attenant à quatre couverts. Dans la journée, ils sont en hiver répartis dans de plus grands parcs alentour. En été, ils montent pendant plusieurs mois, escortés par des bergers, sur des pâturages d’altitude. Le responsable avance le chiffre de 2000 têtes mais mon estimation, agneaux compris, avoisinerait plutôt les 1200. Il s’agit d’une race spécifiquement roumaine, corps blanc arrondi et laineux, fine tête noire.

Attenant à la ferme collective se trouve l’atelier coopératif de réparations agricoles. Sous un hangar attendent une demi-douzaine de gros tracteurs en plus ou moins bon état. En plein air, d’autres machines, sarcleuses, semeuses, dont on se demande si elles ont fonctionné la saison dernière et, surtout, si elles seront en état de fonctionner la saison prochaine. Dans l’atelier lui-même, pièce sombre où sont traitées quelques machines, trois ou quatre hommes, plutôt âgés, nous accueillent avec bonhomie, mais sans enthousiasme. Pour la première fois, ils peuvent décaper les pièces mécaniques avec du mazout et de l’essence, dont ils ne disposaient plus depuis plusieurs mois. Eux non plus ne semblent guère apprécier la présence d’Ileana dans notre groupe.

Toujours sur la colline dominant Stremt, mais un kilomètre plus au nord, nous voici à 1′ »usine ». Cette ancienne fabrique, autrefois propriété d’un habitant du lieu, est aujourd’hui gérée par une coopérative de Teius. Elle comporte deux secteurs, la tréfilerie et la fabrique de chaux.

La tréfilerie consiste en un unique atelier, devant lequel sont entassés des rouleaux de fil de fer barbelé et de lourds grillages destinés à l’exploitation minière. Ces produits sont fabriqués par des machines très rudimentaires, qui font largement appel à la main d’oeuvre humaine. La plupart des ouvriers sont des ouvrières, qui travaillent par rotations de huit heures, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, six jours sur sept. Le bruit, la poussière, les odeurs et les accidents rendent sans doute ce travail dangereux, harassant et inintéressant. Les salaires sont assez élevés, de l’ordre de 100 Lei par jour, ce qui fait 70 dollars mensuels au change noir et 280 au change officiel… et tout théorique.

Le four à chaux est approvisionné par le calcaire d’une carrière proche, apporté par lourds blocs et réduits en petits morceaux à l’aide d’une masse à main. La fosse d’hydratation est, de l’avis des connaisseurs, aussi performante que certaines installations d’Italie du Nord. Mais la production d’une telle unité, comme d’ailleurs de la tréfilerie, indique bien que la Roumanie ne pourra pas, même en entrant par la petite porte dans le Marché Commun, ouvrir du jour au lendemain ses frontières aux produits étrangers dont l’afflux entraînerait sans nul doute, à brève échéance, la fermeture d’unités comme celle de Stremt. Il importe donc, auparavant, d’inciter des firmes étrangères à investir en Roumanie et à y établir des unités de production plus performantes, plus respectueuses des conditions décentes de travail, plus capables de s’adapter rapidement à l’évolution de la demande locale.

Traversant les jardins enneigés et leurs ramures pour haricots, en suivant le chemin qu’empruntent chaque jour les ouvriers et ouvrières de l’usine, nous passons près d’une petite maison de pierre au toit bas. Dans la neige du jardinet, la trace terreuse d’un cheminement approximatif en direction d’une petite cabane de bois indique qu’il doit s’agir des uniques toilettes. Ici vit un homme malade, qui vient de revenir de l’hôpital. Abandonné par sa femme, il est atteint de cirrhose et de tuberculose et s’occupe néanmoins de deux enfants en bas-âge. Nos hôtes ne nous proposent pas de nous amener chez lui. Nous n’osons pas le leur demander, à la fois pour ne pas nous comporter en voyeurs et pour ne pas assombrir le tableau d’un village que nos hôtes tentent de nous montrer sous un jour plutôt favorable.

Un peu plus loin, lourde bâtisse aux murs épais et aux jours rares. Un pensionnat pour orphelins et enfants placés. Là non plus, les conditions de vie ne sont sans doute pas exemplaires. Les enfants sont presque en prison et leurs sorties consistent surtout à aller couper dans les forêts et sur le bord des rivières les fascines de bois que nous voyons dans la cour. Là non plus, nos hôtes ne nous proposent pas d’entrer. Il est vrai que le lieu semble désert, peut-être parce que nous sommes encore en pleines vacances scolaires.

Tout près de là, dans un champ en pente, deux gosses s’amusent à glisser ensemble sur une unique luge. Sans doute ne s’agit-il pas d’enfants du pensionnat.

En entrant dans le village par l’extrémité nord-est du lac, nous longeons deux ou trois maisonnettes flanquées d’appentis et de poulaillers, et protégées du chemin par des murs et des portes de bois. Nous suggérons d’y entrer. Nos hôtes acceptent et nous précèdent chez une vielle dame dont la cuisine semble être la pièce unique. Il y fait chaud et sombre. La dame est veuve et retraitée. Les événements récents, c’est Dieu qui les a voulus, dit-elle, mais sans préciser si c’est un bien ou une fatalité. Malgré la précarité du lieu (dans une jatte, quatre pommes aux trois-quarts pourries feront encore quelques beaux repas) et la modicité de sa retraite (un dollar par mois au change noir, quatre au change officiel), elle nous propose à boire. Nous refusons et reprenons notre route, en passant au milieu d’une basse-cour de plusieurs dizaines de têtes.

Contournant le lac par le bord de la rivière, nous voici à la « Base de loisirs » réservée, jusqu’à la Révolution, aux seuls membres du parti et à leurs invités. Cette fois, nous n’entrons pas dans la maison principale mais dans un chalet de bois dans lequel vivaient et vivent encore les gardiens.

Une longue table a été dressée et nous avons beaucoup de mal à obtenir que nos hôtes prennent place à nos côtés. Longtemps, ils restent debout contre la paroi avant que certains s’assoient à côté de nous tandis que d’autres préfèrent s’éclipser. Au menu, comme toujours ou presque, un large plat de charcuterie froide (saucisses, boudin gras, tête roulée, fromage frais salé) arrosé de Tuica (alcool de prune, prononcez Tsouika); puis une grande soupière de bouillon de poule bien jaune et bien gras, dans lequel nagent de frêles vermicelles courts; et enfin, posés sur de la purée de pomme de terre, des morceaux bouillis d’une ou plusieurs solides poules, accompagnés de poivrons et de tomates vertes en saumure et arrosés de force pichets de vin blanc local (à noter que le vin, transporté dans toutes sortes de récipients de matière plastique, est toujours transvasé dans un pichet de verre avant d’être servi aux invités).

Gaby n’a pas participé à l’ensemble des agapes. Nellu, le gros mécanicien lunaire, détenteur d’une jeep soviétique digne du musée des farces et attrapes, l’a tiré par la manche et l’a emmené visiter son atelier, un garage qui jouxte une curieuse maison pyramidale de bois, parfaitement conçue et assemblée. Pas une seule voiture. Le portail étroit ne le permettrait d’ailleurs pas. Les pièces des voitures en panne sont démontées sur la route, à des dizaines de kilomètres à la ronde, et apportées à Nellu, qui les répare lorsque c’est possible ou en fabrique de nouvelles lorsque le dégât est irrattrapable. A noter que les pièces de rechange font presque totalement défaut, même pour la près populaire Dacia. Quant aux batteries, Nellu les fabrique également lui-même, ce qui explique la présence d’une douzaine de fûts d’acide sulfurique dans son jardin.

La nuit est largement tombée lorsque nous quittons enfin la cabane du lac. Il est grand temps d’aller assister à la messe de mariage que notre ami le pope dit dans son église, pour les mariés, pour nous… et pour lui.

L’église est à l’extrémité sud-ouest du village, légèrement en altitude, au bout d’un chemin qui s’insinue entre maisons et cimetière. Il y fait froid et trois douzaines seulement de paroissiens sont venus assister au mariage religieux (le mariage civil a eu lieu la semaine précédente) de Victoria Virva, jeune femme rondelette qui n’a pas les yeux dans sa poche, et d’Avram Cormoiu,  moustachu chafoin et méfiant, sombre accroche-coeur et regard assassin. La cérémonie est longue comme en jour sans pain et le pain est trempé dans du miel avant de passer de bouche en bouche. Après une malencontreuse interversion de bagues, le prêtre porte au chef des deux mariés une couronne de lourd métal doré puis chacun, prêtre, mariés, témoins et amis entament une lente sarabande autour de l’autel, s’arrêtant un instant devant les icones pour en baiser la toile. Mais le vrai miracle est le fait d’un mécréant. J’ai en effet apporté un appareil photo polaroïd et, à la fin de la cérémonie, j’ai mitraillé les mariés et le prêtre, qui, à chaque tour de l’autel, s’approche un peu plus des clichés développés le concernant. Au premier tour, il les scrute sans les toucher. Au deuxième, il les prend en mains et les regarde attentivement, en souriant d’aise. Au troisième, en regardant ailleurs, il s’en saisit d’une main preste et les glisse dans sa soutane.

Au bas de la rue de l’église se trouve la maison de Monica Stan, le professeur de musique, de sa fille Lacrima, de son mari et des parents. La maison est petite et simple. Bien sûr, comme partout, l’hospitalité est débordante et les plats bien garnis de cochonnaille accompagnée de tuica et de vin blanc, comme toujours excellent. Nous poursuivrons notre tournée par d’autres maisons proches. Dans une de ces maisons, au fond d’un jardin parsemé de sculptures d’animaux et où ne manquent que les nains de jardin, on nous fera voir l’écurie, bâtiment minuscule qui recèle une énorme vache bicolore, soignée avec l’attention normalement réservée à un hôte de marque. Depuis de nombreuses années, l’absence de fourrage transformait un tel élevage en exploit. Avant le communisme, les villageois se souviennent qu’il y avait plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de vaches « privées » dans le village. Il en reste sept.

Autre visite dans la maison de Horia Puscas, le plus jeune des membres du Front, qui est aussi mécanicien. Sous un hangar, une Land Rover des années cinquante, complètement recarrossée de manière artisanale, et une Fiat 2100 des années soixante, dans laquelle Horia est en train d’installer un moteur diesel d’une autre provenance, en lieu et place du moteur à essence, sans doute trop gourmand. L’atelier est parfaitement rangé et, si les outils ont déjà beaucoup servi, aucun n’est rouillé. Dans un appentis, il nous montre même un énorme tour, en état de marche. Il l’a acheté au prix de la ferraille, cassé, et l’a réparé lui-même. Ensuite, nous rejoignons au salon sa famille qui nous attend. Nouvelles agapes, nouvelles rasades et nouvelles chansons. La maman de Horia me semble être d’ascendance hongroise. Volumineuse, elle a un tempérament bien trempé et chante avec Monica et Lacrima. Horia, qui est allé passer un impeccable costume trois pièces gris clair et arbore un magnifique noeud papillon, rejoint le groupe et rythme les chansons de coups de sifflets. Je demande s’il s’agit de musique des Maramures, cette région du Nord de la Roumanie, proche des frontières de Hongrie et de l’Union soviétique. Non, répond Monica, qui entonne alors une première, puis une seconde chanson des Maramures, assez différentes, plus allègres et plus profondes à la fois. La plupart des participants connaissent ces chansons et les reprennent en choeur.

Il ne faudrait pas oublier que nous sommes invités à la noce et que nous sommes déjà très en retard. Notre voiture est restée dans la cour de la mairie. Ce sont donc des conducteurs locaux qui nous emmènent, dans des véhicules souvent décatis, vers le centre du village. La noce se déroule dans la salle des fêtes, juste en face de la Mairie, à côté de la bibliothèque.

Dans une atmosphère chaude, enfumée, humide et sonore, deux ou trois cents personnes sont assises sur des bancs, face à de longues rangées de tables alignées pour permettre à chacun d’observer le podium et son orchestre, à une extrémité, et la table des mariés, disposée à la perpendiculaire contre la paroi de l’autre extrémité. Avram, le marié toujours aussi sombre, et Victoria, la mariée à qui l’alcool, la chaleur et le rire donnent le rose aux joues, sont au centre de la table d’honneur. Avram arbore toujours ce noir smoking qui lui sied à peu près comme un tablier à une chèvre. Victoria est toujours vêtue de sa belle robe immaculée de mariée-modèle et, s’il fusille toujours l’assistance de son regard méchant, nous le comprenons un peu mieux depuis que nous savons que sa douce n’en est ni à ses premières amours, ni à son premier enfant. Avram doit donc chercher dans la salle tout à la fois le visage des précédents amoureux de sa femme et, déjà, celui des suivants.

Outre les mariés et leurs familles respectives, la table d’honneur comporte l’inévitable pope, le père Liviu Silvesan, toujours drapé dans sa soutane noire barrée d’une large ceinture de soie rouge. L’alcool aidant, il a la lippe plus gourmande, le sourire plus concupiscent, la voix plus enjôleuse et, nous le verrons dans un instant, la main plus agile.

A une extrémité de la table d’honneur, plusieurs places sont vides. Réservées. Nous qui nous demandions si cette invitation n’avait pas été un peu forcée par quelque édile, au point d’hésiter à déranger la noce et à manger et boire une part du festin, nous aurions été fort mal inspirés de ne pas venir. Les applaudissements saluent notre arrivée et, lorsque nous quitterons la salle quatre heures plus tard, après que chacun d’entre nous aura dansé avec les villageois et que Gaby aura même invité la mariée pour la première danse, c’est une véritable ovation, debout, qui saluera notre départ. Nul doute que les vieilles traditions villageoises que chacun de nous six conservons sous nos rythmes de citadins nous auront aidés, comme aussi la proximité de la culture et de la langue, à nous glisser dans la noce comme poissons dans l’eau.

Sur la scène, un orchestre de cinq musiciens, dont une chanteuse bien pulpeuse et bien populaire, tient en haleine danseurs et spectateurs. Malgré les haut-parleurs violents et déformants, la nostalgie des chants roumains passe dans l’assistance aussi bien que les rythmes plus alertes de la musique traditionnelle. Ruptures, ça-et-là, avec des rythmes qui relèvent presque du rock’n roll et que dansent surtout les plus jeunes, souvent par couples de filles.

Le repas fait, bien sûr, partie du programme. En plus copieux, il n’est pas différent de ceux qui nous ont été offerts dans les maisons de Stremt. Charcuterie grasse et variée vers 20 heures, accompagnée de longues rasades de tuica et de quelques bouteilles d’une bière assez insipide. Bouillon de poule aux pâtes vers 22 heures, avec déjà de nombreux brocs de vin blanc. Et poulet purée vers minuit, toujours aussi digeste à condition d’éviter la bière et d’opérer un savant mélange – en alternance bien sûr – de tuica et de vin blanc.

Nous savons que tout geste qui pourrait être considéré comme de la charité serait mal reçu. Nous avons cependant envie de faire plaisir à nos hôtes, connus et inconnus. Trois moyens vont nous y aider, la danse, la photo et les cigarettes.

Gaby a appris (avec Lolita, sa femme d’origine lettone?) de ces danses russes qu’on exécute légèrement accroupi, le pied lancé en avant, les mains croisées sur le torse ou posées en oreillettes sur les hanches. Près de notre table d’abord, sur la piste proche de l’orchestre ensuite, et malgré l’espèce de corset qui lui enserre les reins depuis une méchante opération de la colonne vertébrale, Gaby virevolte allègrement et devient rapidement le principal centre d’intérêt des spectateurs, des danseurs et, plus encore, des danseuses qui se bousculeront ensuite pour l’inviter. Chacun d’entre nous ira aussi tourner quelques valses ou quelques marches, mais Gaby nous écrase allègrement de sa technique. Nous le savions pompier, secouriste et mécano; nous l’ignorions maître de ballet.

Autre attraction, la photo. Je suis venu à la noce avec un seul appareil photographique, le polaroïd à développement instantané. J’ai d’abord offert un nouveau cliché aux mariés et à leurs proches voisins, puis à tel ou tel des participants qui me le demandait. On est ensuite venu m’arracher à mon banc pour m’emmener dans les cuisines, où j’ai été prié de déglutir force verres de tuica d’une main, et de photographier les principaux artisans de la gastronomie locale, de l’autre. Le polaroïd a sur la photo traditionnelle le double avantage de pouvoir immédiatement offrir leur portait aux gens, et de ne pas faire ressentir le photographe comme une espèce de voyeur remportant chez lui ses prises de guerre. Il faut ajouter que personne n’avait jamais vu auparavant ce petit carré sortant tout gris de l’appareil, une fraction de seconde après l’éclair du flash, et se teintant progressivement des formes et des couleurs de l’instant. Pendant tout notre séjour, nous n’avons observé qu’un seul appareil photo, traditionnel bien sûr. C’était lors de la cérémonie religieuse du mariage.

Notre troisième botte secrète consistait en quelques cartouches de cigarettes, Gauloises et, surtout, Marlboro. Dorine, dispensatrice en chef, a longtemps hésité à recourir à cette arme absolue. Elle a d’abord ouvert un paquet, proposé une cigarette, puis une autre. Des gens sont venus de l’autre bout de la salle et, plutôt que de laisser se créer un défilé ininterrompu, Dorine leur a remis à chacun un paquet, à charge pour eux de distribuer des cigarettes à leurs voisins immédiats. La distribution s’est intensifiée et Dorine a déposé sur notre table, par brassées successives, des paquets que les danseurs sont venus prendre un à un, avec un large sourire de connivence plutôt que de reconnaissance. Les noceurs en auraient bien eu, ainsi, cent paquets, s’il n’y avait pas eu le pope.

Le pope est assis contre le mur, séparé de Dorine par une seule personne. Il boit pour deux, mange pour trois, mais il ne fume pas. Pourtant, après que Dorine a ouvert un paquet de Marlboro pour en offrir à Viorel et qu’elle l’a reposé sur la table, le pope tend la main, saisit le paquet, le détaille sur toutes ses faces, le repose, le reprend. L’attention suscitée par son premier geste est retombée, la plupart des convives regardent à nouveau les danseurs. La main du pope revient lentement vers le paquet, repart en direction de la soutane, chemine derrière l’assiette, fait halte à l’abri d’un verre et hop! se réfugie dans les plis du tissu noir. Le paquet a disparu.

Dorine avance un second paquet, au même endroit, et l’abandonne à son destin. La main du pope avance, s’arrête, repart, se saisit du paquet, bat en retraite, reflue en catimini et hop! dans la soutane.

Dix-sept fois dans la soirée, l’homme de Dieu se livrera au même stratagème, d’abord observé par une ou deux paires d’eux, puis par toute la tablée. Le pope est certain, du premier au dernier paquet, de n’être pas vu et il a manifestement trop de plaisir à accumuler des trésors dans les replis de son habit pour s’étonner du permanent réapprovisionnement en nouveaux paquets. Dix-sept! 339 cigarettes qu’il échangera sans doute, un jour prochain, contre des poulets, du vin ou de l’argent que lui apporteront ses ouailles.

Tous les mariages ne sont sans doute pas aussi riches que celui-ci. Pourtant, les mariés n’ont pas de statut social particulier. Il est berger. Elle occupe peut-être un petit emploi. Leurs familles ne bénéficient pas de situations particulièrement enviables. Et pourtant, près de deux-cents invités ont fait la noce à leurs frais. Rien, dans le comportement des invités ou dans celui des serveurs bénévoles, n’indique qu’il s’agisse d’une noce exceptionnelle. Nos boîtes de cassoulet, nos fruits séchés et même notre lait en poudre déchargés la veille et qui seront distribués la semaine prochaine risquent de paraître bien dérisoires. Pourtant, même dans cette bourgade apparemment opulente, il y a certainement des besoins alimentaires (pauvres, personnes âgées, enfants en bas âge), des besoins vestimentaires. Pour éviter que nos dons soient à l’avenir reçus comme de la charité, il faudra sans doute cibler les apports alimentaires (lait maternisé, bouillies vitaminées) et vestimentaires (coupons de tissu vierge plutôt qu’habits usagés). Mais le meilleur moyen d’augmenter le niveau de vie et la diversité alimentaire consistera sans doute plutôt à former de jeunes adultes et à permettre un regain de l’élevage privé, par l’apport de semences fourragères.

Dimanche matin, rendez-vous avec Stelian, Viorel et toute l’équipe à l’hôpital d’Alba Iulia. La doctoresse Elvira Iordache, responsable du second dispensaire de Stremt, se joint à nous. Nous nous retrouvons d’abord en chirurgie, accueillis par un vieux médecin fin et désabusé, qui fait un premier inventaire des évidents manques (pas d’instruments, pas de médicaments, pas d’ installations, pas d’argent) et des besoins induits pas les violences de la Révolution. Il y a eu une demi-douzaine de morts à Alba Iulia, et une trentaine de blessés. Certains de ces blessés ont été touchés par des balles particulièrement vicieuses, perforant un os ou un intestin avant de progresser en zigzag dans tout l’organisme. Peut-être de telles victimes auraient-elles un quelconque espoir de survie dans un hôpital convenablement équipé. Mais ici ?

Stelian et Viorel rivalisent d’imagination pour parler de la Securitate. L’armée secrète comptait 500.000 hommes, dit l’un. On a vu des membres de la Securitate, dit l’autre, chaussés d’Adidas spéciales, munies à leur bout de pointes enduites ce cyanure, avancer à l’aveugle dans la foule et tuer impunément les personnes touchées par cette arme invisible. Qui croire? Si l’armée « secrète » de Ceausescu avait compté 500.000 hommes, nous ne serions sans doute pas ici, aujourd’hui, pour fêter la liberté retrouvée. Et si l’homme aux Adidas avait sévi, on n’aurait pu connaître son stratagème qu’en l’arrêtant et, alors, ses chaussures assassines auraient été montrées à la télévision.

Le médecin responsable de la clinique de chirurgie expose les besoins de son secteur, trousses complètes d’assistance chirurgicale, trousses d’orthopédie, « Microton » pour examens instantanés en cours d’opération, appareils de diagnostic, endoscopie, défibrillateur, trousse d’autopsie, ainsi que des médicaments sédatifs et antibiotiques.

Ensuite, le responsable de la pédiatrie expose, lui aussi, ses besoins. Il faudrait du matériel de chirurgie, une trousse pour opérations de la stérilité, des hormones gonadothropes, des tests hormonaux, un cardiotopographe (?) pour parturientes.

Plus loin, un autre chirurgien, membre du Front mais suspecté par certains de ses collègues d’avoir été un informateur du pouvoir avant de retourner hâtivement sa veste, nous emmène visiter le bloc opératoire. Pour raisons aseptiques, nous restons sur le seuil mais il est manifeste qu’ici aussi, on manque de tout ou presque.

Pour nous tous, le grand choc de cette visite nous est réservé par la section de pédiatrie. Nous y sommes guidés par un couple de médecins pédiatres, le docteur et la doctoresse Frum, qui parlent français et respirent sensibilité, intelligence et indépendance d’esprit. Dans les couloirs, pas de lumière ou presque. Les restrictions ont été levées mais l’habitude d’éclairer n’est pas encore revenue car il faut continuer à faire des économies. Dans de petits « salons » successifs, des groupes de six lits d’enfants. Là, le seul médicament semble être la fiche de températures et de poids. Les infirmières doivent se contenter d’observer l’évolution, de noter les prises et les pertes de poids, les montées et les chutes de température. Il n’y a pas de bouillies vitaminées ou protéiniques pour favoriser une reprise de la croissance, pas de médicaments pour empêcher qu’une simple infection débouche sur un pronostic fatal. Il y a là des enfants d’un an qui ne pèsent pas trois kilos, d’autres que le sevrage en protéines et en vitamines a rendu irréversiblement débiles. La plupart sont des enfants abandonnés par leur mère, sixième ou septième d’une lignée non voulue, du fait de l’interdiction absolue des contraceptifs et de l’interruption de grossesse. Le Conducator faisait surveiller les femmes jusque dans les usines afin de détecter d’éventuels avortements clandestins et d’obtenir que chaque femme ait au moins cinq enfants. Faute de moyens adéquats, ce chiffre était couramment dépassé et, dès la sixième naissance, les mères pouvaient offrir leur enfant à l’Etat, c’est-à-dire l’abandonner. Faute de nourriture suffisante, elles étaient souvent obligées de s’y résoudre.

Désormais, l’avortement est autorisé jusqu’à douze semaines, à la seule appréciation du médecin, mais les préservatifs restent inexistants, pas de stérilets, pas de pessaires, pas de préservatifs. Ce sera certainement une des prochaines priorités, même si l’usage ne peut être réellement encouragé que par une large information sanitaire et sexuelle.

La plupart de ces enfants ont été extirpés, le temps de soins bien modestes, d’un orphelinat que le Dr Frum nous propose de visiter mais auquel nous n’aurons pas le temps de nous rendre cette fois. Il y a là des dizaines, des centaines d’enfants abandonnés dont l’état de santé et l’espérance de vie sont extrêmement aléatoires. Ce sont les exemples les plus tragiques d’une politique de natalité forcée et de paupérisation systématique. Mais il faut bien savoir que, dans la population roumaine et depuis plus de dix ans maintenant, les carences alimentaires ont touché de nombreux enfants qui, même si on parvient bientôt à les nourrir correctement, conserveront à vie des séquelles physiques et physiologiques de cette période. Ce sera là, pour la Roumanie, une génération partiellement sacrifiée, qui aura beaucoup de mal à s’insérer dans une société normale lorsqu’elle parviendra à Page adulte, au seuil des années 2000.

La situation physico-psychique de ces orphelins pose un autre problème, d’ordre éthique. Maintenant que s’ouvrent les frontières, de nombreuses familles adoptives d’Europe de l’Ouest vont se proposer. Attribuera-t-on les enfants au hasard, ce qui serait justice au regard des enfants mais risquerait de créer de dramatiques désillusions chez les parents adoptifs et de faire renoncer les suivants à leur projet d’adoption, ou ne donnera-t-on à adoption que les orphelins en bonne santé, ce qui consisterait aussi à reléguer les autres, qui ont le plus besoin de soins et d’affection, dans un nouveau ghetto?

L’après-midi du dimanche, nous sommes de retour à Stremt et nous visitons l’école, groupe de deux bâtiments d’un étage à une centaine de mètres de la mairie. On reçoit ici les enfants des niveaux de I à XIII. Le premier niveau équivaut à l’apprentissage de l’écriture (7 ans). Le dernier niveau de cet enseignement général touche donc des enfants d’une quinzaine d’années.

Tableau noir, bureau sommaire, pupitres doubles de bois brut ébréché d’inscriptions et d’usure. Le sol est de plancher. Il fait très froid, environ quatre degrés. Il est vrai que l’école ne reprend que la semaine prochaine mais le chauffage central a été déréglé par les coupures quotidiennes d’électricité et a été remplacé, dans chaque salle, par un méchant poêle à bois. Selon Lacrima, qui nous escorte et a été pionnière ici, la température dépasse rarement douze degrés en hiver et les enfants doivent garder leurs manteaux pendant la classe.

Nous voyons successivement les classes de roumain, de géographie, de physique-chimie. Seule, la salle de travaux pratiques de physique-chimie semble convenablement équipée. Les professeurs nous demandent des méthodes d’enseignement du français ainsi qu’un exemplaire de chacun des livres d’enseignement, pour la même tranche d’âge, afin de pouvoir envisager d’autres méthodes pédagogiques et une répartition différente des matières. Nous les leur ferons

parvenir, mais auront-ils la latitude de s’éloigner de l’enseignement préconisé par le ministère?

Vers 15 heures, il nous faut aller déjeuner chez le président. Le menu n’est pas différent des précédents, cochonnaille et tuica, bouillon de volaille, poule au pot et purée de pommes de terre accompagnée de vin blanc. L’homme nous paraît maîtriser complètement la situation et si, dans un premier temps, il avait manifesté une certaine réticence à nous voir débarquer à l’improviste dans sa commune, il a aujourd’hui compris que notre présence, respectueuse des règles locales, ne risquait pas de le mettre en porte-à-faux par rapport à sa population. Sans être chaleureux, les rapports avec lui sont maintenant francs et clairs.

A peine sortis de la table du président, nous sommes embarqués dans quelques voitures, cap sur la bergerie collective. Nous aurions aussi dû, à la demande de Viorel, aller dans l’après-midi visiter le monastère de Rîmet, à une quinzaine de kilomètres dans les montagnes, où vivent quelques moniales et que l’Office du Tourisme a l’habitude de montrer aux visiteurs mais, comme pour les sites historiques d’Alba Iulia où voulait, ce matin, nous emmener Stelian, nous avons décliné l’invitation, préférant aux découvertes touristiques le contact direct avec les gens.

Nous voilà dont réunis dans l’une des deux pièces où s’abritent habituellement, à la nuit tombée, les bergers de la coopérative. Notre hôte est leur chef. Il était aussi l’un des témoins au mariage et le voisin du pope à la noce. Samoila Maties arbore la cinquantaine solide. Le vêtement campagnard lui sied mieux que l’habit de soirée, même si un bonnet de fourrure ridiculement petit et proéminent lui donne des airs à la Stan Laurel. Nous traversons la cuisine sombre, seulement équipée d’un fourneau à bois et d’une table bancale. Dans le « salon », une armoire, un canapé éculé et une table desservie par une demi-douzaine de chaises. Là encore, il fait chaud et humide. Le patron a tué l’agneau pour nous et nous le dégustons par portions approximatives disposés dans une jatte émaillée, en les trempant préalablement dans une sauce très liquide épicée d’ail frais. Excellent. Puis commence la musique tandis que l’inévitable pope s’endort par à-coups, tombant à la renverse dans le fond du canapé et se ressaisissant le temps d’une bouchée ou d’une rasade. Monica et sa fille Lacrima, accompagnées par l’institutrice Lavinia Bolog et parfois par Elvira, notre docteur aux yeux d’amande, entonnent des chants patriotiques roumains ou des chants à danser au rythme desquels les trois filles du patron et leur mère, que nous avions déjà vue à l’oeuvre à la noce, se mettent à tourner avec une grâce que n’auraient pas laissé soupçonner leurs rondeurs.

Il est temps de prendre congé. Nous avons donné rendez-vous à 19 heures à la mairie pour un dernier au-revoir. Nous repartirons demain matin pour Genève, via Clui et la Hongrie mais, après notre nuit à Alba Iulia, nous ne repasserons pas par Stremt.

Petit à petit, la plupart de ceux et celles que nous avons rencontrés pendant notre visite de trois jours viennent s’agglutiner dans la petite salle qui sert de secrétariat de mairie. On échange des adresses. Je donne au président la liste des personnes et familles qui souhaiteraient entrer en relations épistolaires avec des familles de Stremt, pour établir un contact suivi, recevoir éventuellement des enfants roumains en vacances, accueillir de jeunes adultes pour suivre tel stage de perfectionnement professionnel. Puis commence la remise des petits cadeaux. Pour la mairie, pour l’école, pour la bibliothèque, nous avons apporté différents livres. Il reste aussi des bonbons, des cigarettes et une vingtaine de porte-clefs. Nous les distribuons un peu au hasard, feignant de nous étonner que le pope n’en prenne qu’un et déchaînant ainsi une hilarité complice.

Puis vient le moment le plus symbolique. Le président de Stremt a fait quérir le drapeau rouge, jaune et bleu qui pendait au fronton de la mairie, troué en son centre par le rond enlevé qui comportait marteau et faucille. Discours des uns et des autres. Echange des symboles. Chant patriotique roumain. Suivent alors les chansons à boire. Nous commençons avec la version française du « Il est des nôtres, il a bu son verre comme les autres » et tous les convives, roumains comme français, portent leur verre au frontibus, au nasibus, au menibus, au ventribus et au sexibus avant de l’avaler d’un seul trait. Vient ensuite la version roumaine, légèrement différente, qui fait lever leur verre aux natifs de janvier, puis de février, et ainsi de suite jusqu’à décembre. La rumeur selon laquelle le prêtre serait à la fois natif de février, de juin et de septembre, ne relève bien sûr que de la pure calomnie. Preuve de sa générosité, le pope rédige au contraire une ode pour chacun, en-tête d’un fascicule dont il n’est d’ailleurs pas l’auteur, et qui raconte les péripéties du rattachement de la Transylvanie à la Roumanie, en 1918.

Une famille a invité Jean-Paul et Jean-François dans sa maison, le temps de leur offrir à nouveau le boire et le manger. On leur a offert un lièvre d’au moins quatre kilos, tiré du jour, capucin que nous sommes invités à manger en leur honneur dès notre retour, si les services sanitaires des différentes douanes à franchir ne nous le confisquent pas. Jean-François raconte:

« A la demande de Jean-Paul, le chef du Front, le directeur d’école, Bernard et moi-même sommes allés voir la population en difficulté, pour élargir notre connaissance du village. Après quelque vingt minutes de marche dans la nuit noire (pas une lumière ne filtrait de l’intérieur des maisons et il n’y avait pas d’éclairage public), nous sommes entrés dans une famille de six personnes, le père, la mère d’environ 35 ans, et quatre enfants dont deux seulement étaient présents (six à neuf ans). Maison typique du village avec trois pièces côte à côte reliées par un couloir fermé en forme de véranda. Dans la cour, des dépendances où se trouvaient vraisemblablement un porc et des poules. Une seule pièce était terminée et chauffée. Les deux autres étaient encore ouvertes à tous vents. L’homme travaille dans une usine et gagne 2800 Lei par mois. Il rembourse mensuellement 2200 Lei pour payer la maison qu’il a construite avec des artisans du coin. La maison était propre et l’ensemble rudimentaire. Après avoir pris un morceau de cake de Noël et entendu nos accompagnateurs nous dire que cet homme était heureux et bien courageux, nous sommes repartis. Pas bien loin car les voisins étaient aussi les parents du chef du Front, sans doute père, mère, oncles et tantes. Nous avons donc satisfait aux rites: la tuica, les beignets à deux reprises, et une visite des animaux et des outils agraires (un cheval, une quarantaine de moutons, une faux à main et une charrue en bois à un soc). Sur le chemin du retour, dans la nuit plus que noire, un homme est venu à notre rencontre et nous a offert sa chasse du jour, un beau lièvre de près de quatre kilos.

Dans la rue centrale que n’illumine aucun éclairage public, c’est l’heure du départ. Que d’affection, que de tendresse, que d’émotion accumulées en trois jours, et qui se matérialisent maintenant dans la fougue et la durée de ces longues embrassades qui nous portent, nous retiennent et nous emportent à deux pas de nos camions désormais vides. Notre initiative roumaine a été récompensée d’un grand bonheur individuel et d’une grande fierté collective. Nous n’avons pas commis de fautes graves et, malgré quelques approximations bien compréhensibles, nous avons mené à bien le premier acte de notre mission. D’autres nous attendent, dont nous devrons être également dignes, même si d’autres bénévoles ferneysiens prennent notre place au prochain voyage. Nous emportons dans nos mémoires et dans nos coeurs des moments exceptionnels. Nous emportons aussi, dans nos bagages, du vin et de la tuica que nous partagerons avec les amis restés au pays. Mais nous disposons aussi, désormais, d’une évaluation assez précise des futurs besoins de la population, secteur par secteur. Il nous faudra y donner suite et savoir tenir la distance, un an, deux ans, trois ans, peut-être plus.

 

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