Une orange pour le grand voyage

 

Itchi-Ban-Tchikaï-Yama‑noté-cen-no-eiki-é-itté. Kurasaï! Voilà ce que je devrai lire, tout à l’heure, avec beaucoup de conviction, au chauffeur de taxi que j’ai fait demander par la réception de l’hôtel. Si je me fais com­prendre, la voiture me dépose­ra sur le passage du Train Vert (Yamanoté), à la gare la plus proche. C’est un Suisse, Denis Allistone, qui m’a dicté ce petit viatique au téléphone. Je ne le connais pas encore, mais je sais qu’à la neuvième station du train, je devrai descendre, glisser quelques yen dans l’ap­pareil téléphonique rouge déposé devant le kiosque à journaux, composer son numéro. Il viendra me chercher.

Le Japon s’entrouvre. Demain, j’y naviguerai comme fretin dans la Grande Bleue. Mais hier, alors que je n’étais au Ja­pon que depuis deux heures, j’ai voulu inspecter, comme je le fais toujours en arrivant dans une ville inconnue, les abords de mon hôtel. Emmitouflé dans mon mai­gre imperméable de voyage, j’ai franchi le seuil. La veille, à Guam, la touffeur vous oppres­sait les bronches. Et voilà qu’à Tokyo les flocons d’une neige hésitante filaient de guingois dans un décor en noir et blanc.

Me voici sur le trottoir fili­forme d’une rue étriquée, où les voitures roulent, à gauche, à deux pouces de vos chaus­ses. Méfiance. Au premier car­refour, je cherche à me repé­rer. Pas une indication qui ne soit libellée en caractères ja­ponais. Je tente le corps à corps et j’attaque le premier passant à qui j’assène une question cardinale en anglais. Mimique d’incompréhension et d’impuissance. Ils sont cent millions, comme lui, à ne parler que leur propre langue. Le ja­ponais est assez compliqué pour ne pas s’égarer dans les méandres d’une langue occi­dentale…

A Komagomé, le téléphone rouge. Quelques instants plus tard, Allisone en chair et en os. Quart de siècle dégingandé, ébouriffé et comme ébahi. Lunettes rondes cer­clées, pour concentrer un re­gard sans cesse curieux, insis­tant. Avec Denis Allistone, je vais fouler le bitume de ces ruelles dans lesquelles, sans guide, je me fusse englouti. C’est que Denis parle le japo­nais aussi bien que tous les mi­nistres réunis et que, de plus, il maîtrise le chinois, ancien ou moderne. Belle performance, à 25 ans.

Riz collant froid, poisson cru, rave aigre, brochettes de tri­pes de poulet, algues crissan­tes. Faute de connaître la lan­gue du lieu, j’envoie la mienne en éclaireur dans tous les plats de ce boui-boui de quartier. Denis raconte:

– Quand j’étais gosse, à Ge­nève, j’étais déjà fasciné par tout ce que je ne connaissais pas. Mon père, anglais, m’avait ouvert la porte sur d’autres mots, d’autres codes, d’autres secrets. Lorsque j’ai vu les premiers textes asiati­ques, j’ai voulu les com­prendre. Mais il n’y avait pas de cours de japonais ou de chi­nois. Alors j’ai appris le russe. Pourtant, les mystères de l’Asie continuaient de m’atti­rer. Après la maturité, j’ai de­mandé, simultanément, à Pékin et à Tokyo une bourse pour étudier la Chine ancienne. C’est de Tokyo qu’est venue la première ré­ponse. Et maintenant, à l’uni­versité, je travaille en japonais sur des textes de chinois an­cien…

Assisté à l’enterrement d’un japonais chrétien. A Kawagoe-shi, près du Fuji-San (les Japonais ne disent jamais Fuji-Yama). Dans le petit cimetière que gère un père venu du Pays basque, la petite cohorte des­cendue de l’autobus d’entre­prise s’est faufilée entre les tombes. Le fils, 20 ans, bran­dissait la photo sous verre d’un d’elles a glissé dans la niche de granit l’urne de contrepla­qué. La femme du défunt a versé un grand verre d’alcool sur la tombe, la sœur a allumé quelques cigarettes qu’elle a déposées sur la pierre. Et le fils a glissé une orange dans la niche mortuaire. Pour le grand voyage du père.

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