Mordida

Où est-il, le temps des purs et durs, des Pancho Villa, des Emiliano Zapata ?

Je roule à côté du chauffeur, dans une voiture luxueuse qui file vers le centre de Mexico, évitant autant que faire se peut les embouteillages, et j’ai peur. La radio diffuse une fresque sonore retraçant les exploits des héros nationaux, il fait chaud, mais je grelotte. De peur.

C’est qu’ici, la corruption est quotidienne, la mort monnaie courante, et qu’entre le conducteur européen et moi, sur le siège, il y a une serviette. Et dans cette serviette 300.000 dollars. Ici, on tue pour bien moins que ça et il suffirait que quiconque ait connaissance de contenu de la serviette pour que notre vie ne vaille pas cher.

D’où vient cet argent, et où va-t-il ? C’est de la mordida, du backchich qui va revenir à un ministre du gouvernement, sous le manteau. Pourquoi ? Parce que c’est  lui qui a signé la commande  d’un million de dollars de matériel d’équipement médical pour les hôpitaux de la capitale. Ici, à Mexico, c’est une règle occulte mais parfaitement respectée : 30% de la somme ira dans la poche du ministre. Mordida.

Dieter est le directeur de la multinationale qui a bénéficié de la commande. Il vit avec sa femme dans une belle villa de la banlieue riche de la capitale  et c’est lui qui transporte l’argent jusqu’à Mexico. Il jette en permanence un oeil attentif au rétroviseur. La circulation est plutôt fluide, compte tenu des habituels bou­chons, et aucune voiture suspecte ne semble nous filer. Nous ne sommes que quatre à savoir ce qu’il a dans la serviette. Dieter bien sûr ; sa femme ; Othmar, le banquier véreux, ancien d’Indo­chine, qui a discrètement apporté les liasses jusqu’à la villa de Dieter ; et moi.

Que fait cette camionnette, là, au milieu de la route ? Pourquoi n’avance-t-elle pas. Véritable panne ou mise en scène. Nous la dépassons par la gauche, sans encombre. Fausse alerte.

300.000 dollars. De quoi faire vivre une famille mexicaine pendant cent ans. Un ministre va les empocher simplement pour avoir apposé sa signature sur un bon de commande. Et pas question d’éviter ça. Pas de mordida, pas de commande. Et si vous allez, ensuite, vous plaindre au président de la République, sûr vous qu’on retrouvera mort, un prochain matin, dans le fossé.

Dieter a peur. Il a honte aussi mais il joue le jeu car le Mexique représente un immense marché pour son entreprise, qui le paie royalement pour vendre le plus possible de matériel au gouvernement mexicain mais ne veut pas savoir comment. C’est la fin qui compte, pas les moyens. Si Dieter n’est pas assassiné avant, il rentrera en Europe dans quatre ou cinq ans, achètera une maisonnette dans le Midi et finira ses jours en rentier aisé. A quarante-cinq ans, ça vaut bien une petite honte et une grande peur.

Nous pénétrons dans la ruelle où se trouvent les bureaux de Dieter. Il va falloir faire attention en sortant de la voiture, gagner l’entrée le plus vite possible mais sans courir. Dans quelques minutes, un homme de confiance du ministre passera prendre la sacoche, la peur sera dès lors pour lui. A chacun son tour, la main passe.

Les malades des hôpitaux auront enfin des équipements tout neufs et sans doute complètement inadaptés, tandis que les 300.000 dollars du ministre partiront discrètement sur un quelconque compte en Suisse.

Pancho Villa, Emiliano Zapata, sachez que la mordida est la reine du Mexique et que vous êtes morts pour rien.

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