8. L’Islam lui avait livré la clé du paradis

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CHAPITRE VIII

A cette époque, il était rare que les familles bourgeoises n’aient pas « leurs noirs de maison », dont les générations se succédaient de famille en famille. Si les différences séparant les deux castes étaient bien marquées, par contre l’habitude de vivre sous un même toit créait entre elles un sentiment commun de solidarité. Vu sous cet aspect, le pacte et l’intrusion de Saïd dans la famille M.B.J., bien qu’anachroniques, se justifiaient d’autant mieux que Saïd fut bientôt marié à la jeune Fatma, noire elle aussi, confiée encore gamine à l’épouse de M.B.J.

Au début de sa vie nouvelle, selon son expression imagée, Saïd « travaillait du vide », chargé qu’il était de petits travaux inutiles qui eussent attirés les quolibets d’une piétaille qui retenait sa langue, subjuguée par la force de Saïd et la crainte du maître. Attaché au service exclusif de ce dernier, Saïd émergea rapidement, l’accompagnant dans ses déplacements hors de la ville, lui tenant le pied, l’aidant à se hisser sur la mule, à s’installer commodément sur le bât luxueux ou à en descendre. Lui, en amazone sur un âne moins richement caparaçonné, il suivait à distance respectueuse, distance appelée à raccourcir à chaque sortie et qui fit rapidement place à un côte à côte ou le maître, plus haut juché, ne perdait rien de son prestige mais gonflait l’aura du serviteur. Saïd eut son mot à dire sur le déroulement des activités agricoles, sur l’état des troupeaux, les soins à donner, sur la date et l’organisation de la tonte des Moutons, opération qui a lieu au printemps, au jour et à l’endroit appropriés. Le berger remet au maître le troupeau à lui confié l’année précédente et perçoit, pour sa peine, une part proportionnelle du croît. Saïd aidait aux opérations de comptage du plus noble et probablement plus vieux métier du monde, qui consacre le partage équitable entre le possesseur du troupeau et le bras qui le fructifie. Opération qui se termine en agapes champêtres auxquelles sont priés voisins et amis.

La maîtrise de Saïd dans les travaux de puisage de l’eau d’irrigation était indiscutable, connaissances acquises par l’esclave dans le complexe agricole où, passant pour un simple d’esprit, il ne perdait ni un mot, ni un rapport de dimensions donnés par l’amine, l’expert, aux ouvriers. Précisions sur le diamètre d’un puits, la surélévation de la structure extérieure de la margelle, les rigoles maçonnées qui assurent par gravité la distribution de l’eau, la hauteur des deux ailes qui s’élèvent parallèlement, l’inclinaison du cadre les reliant portant en son milieu la poulie de bois qui assure le va-et-vient du delou entre le fond du puits où il se remplit avant d’atteindre la poulie tandis qu’il se déverse. Le delou est un récipient hémisphérique fait d’une peau de boeuf tannée et durcie, d’une contenance de cinq à six décalitres. La partie supérieure est maintenue ouverte par Lin cercle métallique. Dans le fond, solidement cousu autour d’un orifice d’une douzaine de centimètres de diamètre, part un manchon souple en vachette appelé kom, d’une longueur nécessairement supérieure à la hauteur du delou. Afin d’éviter toute déperdition du liquide au cours de la remontée, l’orifice du kom, maintenu au-dessus du delou, en assure l’étanchéité grâce à une cordelette tirée de l’extérieur. Cette cordelette, qui coulisse sur un rouleau fixé au ras du puits, est reliée au palonnier de halage ainsi que la corde du delou qui passe sur la poulie située au sommet entre les deux ailes. Dans sa remontée, dès que la bouche du kom atteint le rouleau, elle s’ouvre en libérant l’eau du delou qui achève sa remontée en se déversant.

Le chemin de halage parcouru par la bête de trait, d’une longueur égale à la profondeur du puits, part de la margelle. En respectant une légère pente, il s’enfonce progressivement dans le sol. Cette déclivité offre un double avantage: la bête qui assure la traction n’utilise pas uniquement un effort musculaire, mais également le poids de son corps qu’elle laisse tomber vers l’avant; en retour l’équipage, bête et conducteur, est aidé dans sa remontée par le poids du delou dont il doit contrôler la vitesse de chute. En fonction des besoins et des moyens, la traction est assurée par un âne, une vache, un boeuf, un mulet, un chameau ou, dans le meilleur des cas, par deux équipages synchronisés.

La silhouette de Saïd devenait familière. Bien en cour de par ses fonctions auprès du maître, il l’était également par le biais de sa femme Fatma, fidèle servante de l’épouse du maître. Cette dernière, particulièrement bonne et respectée, jouissait comme toute douairière d’une grande influence. Les mauvaises langues insinuaient que ce que Saïd n’avait pu obtenir le jour, le maître le lui accordait la nuit. Saïd acceptait de menus cadeaux comme un tribut attaché à la fonction. Sans être dupe des flatteries, il disait que, même dans la bouche du menteur, elles sont douces à l’oreille!

Noyé dans ses spéculations comme tout être humain, du primitif à l’intellectuel, Saïd subissait l’attraction d’une autre chose, invisible, étrangère à la connaissance, inscrite dans la chair, invoquée par l’instinct quand la soudaineté de l’imprévisible prime le temps de la pensée. Etait-il encore soumis à l’esprit des ancêtres appelés à le conduire dans les chasses d’autres terres où le gibier abonde? Répondait-il à l’alternative monothéiste où la transcendance de l’Unité donne à l’homme la connaissance du bien qui conduit au paradis, celle du mal au tourment éternel?

L’Islam lui avait livré la clé du paradis. Dans les péripéties de la vie, il l’avait perdue et retrouvée. La sagesse n’était-elle pas d’attendre que l’heure sonne et que la porte s’ouvre?

Serait-il l’objet du conflit entre le monde antébiblique, dont il était issu, s’opposant au mécanisme d’une société aux critères scientifiques?

Évolution que nul esprit ne peut assimiler au cours d’une année ni même d’une génération! Saïd chercherait-il à s’élever plus haut dans la société ou obéirait-il au pragmatique instinct de la bête sauvage qui ne chasse pas le ventre plein?

Dans l’immédiat, régnant sur sa nombreuse progéniture, faisant bonne chère, aimant le thé et les cartes, il n’envisageait rien de plus. En évitant de se mêler aux affaires privées des autres, il ne comptait ni amis ni ennemis. Les envieux le craignaient et n’osaient l’attaquer! Instruit par la sagesse populaire qui dit que « les couteaux abondent au dépeçage, quand le taureau s’abat », il gardait la tête froide.

Par contre, il n’aimait pas les « rouamas » (pluriel de roumi), habitants de Rome capitale de la chrétienté et, par extension, tous les occidentaux. « Comment veux-tu que je les aime; idolâtrés, ils prétendent imposer l’erreur à ceux qui sont dans la Vérité ». Il s’arrêtait, me regardant avec embarras. Pensait-il au panier hebdomadaire, à nos thés en tête à tête, à nos fêtes réciproques: les souliers du père Noël, les cadeaux de bonne année, les cloches de Pâques et les friandises qu’elles laissent tomber, contre la fricassée le jour où on abat le mouton, le couscous du lendemain, l’assida rituelle? C’est alors qu’il délivrait sa sentence: « Tu méritais mieux que d’être un des leurs car ils ne connaîtront pas le paradis des croyants ». S’étant assuré que nulle oreille indiscrète ne l’écoutait, il ajoutait à voix basse: « La Toute Puissance peut tout, Ce qu’Elle veut Elle le peut ». Il me laissait l’espoir d’une place!

Chapitre suivant…

 

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