– Buna ziua. Alex sint. Rodica este, va rog ?
– Rodica nu este, este la scoala…
En ce printemps de 1971, lorsqu’à Bucarest j’appelais Rodica chez ses parents, la réponse de sa maman était presque toujours la même. Rodica était à l’école mais elle allait bientôt rentrer. Il me fallait rappeler plus tard.
Rodica, je l’avais rencontrée quelques semaines auparavant, au monastère de Ţiganesti. C’était l’hiver roumain, clair et glacé. L’écharpe lui montait jusqu’au-dessus du nez et le bonnet de laine recouvrait jusqu’aux sourcils. Je n’avais donc aperçu d’elle que deux yeux d’émail sombre, fiers sans arrogance, curieux sans insistance. Elle accompagnait son père, haut fonctionnaire au Ministère des Cultes. Je ne sais plus qui de nous trois fit le premier geste, prononça la première parole. Je n’aurais pas pu quitter l’église sans savoir quelle âme cachait ce regard.
Et pourtant, j’avais appris à me méfier. Je venais d’être reçu par Nicolae Ceausescu et la photographie de cet entretien avait fait la une de Scanteia, l’omniprésent journal du Parti. J’aurais dû me sentir tranquille, protégé, mais j’étais aux aguets et je savais bien pourquoi. A l’aéroport de Zurich, le « diplomate » roumain m’avait accompagné jusqu’à la salle d’embarquement du vol Tarom et là, il m’avait demandé de lui rendre amicalement un petit service. Sa nièce fêtait la semaine suivante son anniversaire et il lui avait acheté en Suisse un cadeau introuvable à Bucarest, une montre en or qu’il me priait de lui remettre dans la capitale roumaine.
Je survolais maintenant la Hongrie et le cadeau me brûlait les doigts. L’importation de métaux précieux était interdite en Roumanie, je le savais et même mon rendez-vous avec le Conducator ne m’autorisait pas à enfreindre la loi. D’ailleurs, le petit écrin enrubanné ne contenait-il qu’une montre ? A l’époque, la méthode des agents de renseignement des pays de l’Est consistait à flatter et compromettre leurs « amis » de l’Ouest pour mieux les recruter. J’étais un « ami » de la Roumanie. Je savais donc ce qui m’attendait…
A l’aéroport, je savais être attendu par Ion P., dont j’appris bien plus tard qu’il était un des grands de la Securitate. Mais il me fallait d’abord subir les contrôles de douane et de police. Le petit cadeau me brûlait les doigts. Au lieu de suivre la petite cohorte des voyageurs, je me faufilai jusqu’aux toilettes du secteur international, le petit cadeau dans la poche de ma veste. Je m’enfermai et j’attendis. De longues, très longues minutes. Maintenant, tous les voyageurs avaient sans doute franchi les contrôles et l’absence d’un passager avait dû être remarquée. Je rajustai lentement mes vêtements, remis ma veste et son inquiétant cadeau, et je regagnai le hall entièrement vide. Inquiet de mon honorable correspondant Ion P., usant de son coupe-file officiel, avait pénétré dans le secteur international pour partir à la recherche. C’est exactement ce que j’attendais de lui. Je le saluai, exprimant ma gêne de l’avait tant fait attendre pour de simples problèmes intestinaux. A voix basse, je lui ai demandé de s’approcher, comme pour lui confier un secret. Et je lui ai remis la montre. Il n’a pas pu, pas osé refuser. Il l’a enfouie dans son grand imperméable et a franchi les contrôles par le portillon réservé aux officiels, sans encombre. Bien plus tard, lorsque la « nièce » a pris contact avec moi, je lui ai simplement indiqué le contact de Ion P. et je n’ai plus jamais entendu parler de la montre.
Pourtant, ce jour-là, mes ennuis n’étaient pas encore terminés. Un collègue de mon honorable correspondant, tout aussi gris muraille, nous a rejoints, nous sommes montés dans une longue Mercedes noire et, une demi-heure plus tard, le portier de l’Athénée Palace nous accueillait avec tout le respect dû à notre rang supposé. Hélas, ma grosse valise n’avait pas suivi dans le même véhicule et ne me fut apportée dans ma chambre, sans doute truffée de micros, qu’une bonne heure plus tard. La serrure en était toujours fermée et, à l’intérieur, me différents effets se présentaient comme je les avais moi-même rangés, en Suisse, au petit matin. Pourtant, la fermeture de la trousse de toilette n’était pas exactement tirée comme j’avais l’habitude de la faire. Je refermai le couvercle et les serrures, inspectai la valise sous toutes ses coutures. Ce modèle-là comportait encore, sur l’arrière, une longue charnière courant de manière ininterrompue sur plusieurs dizaines de centimètres et la tige, légèrement tordue, dépassait d’un demi-centimètre. Sans toucher aux serrures, quelqu’un avait donc ouvert ma valise par l’arrière, avait inspecté son contenu jusqu’à la trousse de toilette, puis avait replacé la charnière sans réussir à en faire complètement pénétrer la tige. Bienvenue dans la République Socialiste de Roumanie !
Et Rodica dans tout ça ? Faisait-elle, sciemment ou à son insu, partie d’un plan destiné à me flatter pour mieux me compromettre ? Etait-il possible, dans ce pays où tout contact avec un étranger devait être immédiatement rapporté à la police, qu’elle me rencontre sans en faire rapport, ou sans être inquiétée ? Elle s’était débarrassée du bonnet et de l’écharpe, son beau visage m’était apparu, sa bouche avait prononcé quelques mots. Elle parlait parfaitement français. Anglais aussi d’ailleurs. Et faisait des études de langues.
De deux choses l’une. Ou bien, consciemment ou pas, elle servait d’appât et je devais absolument m’en garder. Ou bien le hasard avait seul présidé à notre rencontre et je ne devais en aucun cas lui faire prendre de risques. Nous nous sommes revus à Bucarest, où je revenais deux fois l’an pour mon travail de journaliste. Je l’appelais. Sa maman me répondait qu’elle était à l’école mais qu’elle allait bientôt rentrer, qu’il me fallait rappeller plus tard. Nous nous donnions alors rendez-vous au pied d’un monument, sous le porche d’une église, à l’entrée d’un parc. Puis nous marchions, marchions. Et nous parlions, parlions. D’histoire, d’architecture, de religion, de nature, d’art, de musique. Jamais de politique. Une première fois, puis une autre, j’avais été autorisé à la raccompagner jusqu’à la petite maison de ses parents, près du quartier juif, pas loin de ce qui est devenu depuis lors le « Palais du Peuple » voulu par Ceausescu. Je venais aussi l’y chercher. J’avais fait la connaissance de sa maman, une belle femme charmante et menue. De son père que ramenait en fin de journée un chauffeur du ministère. De sa jeune sœur au rire sonore.
Etions-nous amoureux ? L’était-elle ? A demi-mots, nous avions imaginé de nous installer un jour dans un pays qui ne fût de langue ni française ni roumaine, pour que chacun de nous deux eût à fournir le même effort de dépaysement et d’intégration. Venait l’été, j’avais pu louer une voiture et l’emmener dans un village des Carpates, chez des gens où sa famille avait l’habitude de passer régulièrement quelques jours de vacances. Nous marchions main dans la main, puis nous nous asseyions sur un banc. Elle me proposait dans un cornet de papier journal quelques unes de ces graines de tournesol dont les Roumains ne sauraient se passer et que me massacrais du bout des dents. Nous rentrions en amoureux dans la maison amie mais nos effusions s’arrêtaient là. Elle était trop pure pour que l’emmène plus avant dans ce qui ne pourrait être finalement qu’une passade. A moins qu’elle n’ait été trop sulfureuse pour que je prenne le risque de m’y brûler les ailes.
Nous étions devenus de tendres amis, de discrets complices. Trois ans avaient passé. J’étais à nouveau à Bucarest, couvrant comme journaliste la Conférence mondiale que Ceausescu avait voulue pour renforcer son image d’homme de paix et d’ouverture. J’étais avec un confrère belge à la terrasse du charmant café China. Un vieil homme avait pris le risque de nous parler. Il s’était approché de notre table. Il parlait un français du XIXème siècle et s’intéressait à l’histoire, à la numismatique. Il n’avait jamais vu d’argent suisse. Je lui tendis une minuscule pièce de cinquante centimes. A la table d’à côté, ,deux hommes se levèrent, l’empoignèrent sous les aisselles, le jetèrent dans une Dacia stationnée au bord de la place et l’emmenèrent vers un vraisemblable interrogatoire musclé. Il venait de se rendre coupable de deux fautes gravissimes, parler à des étrangers et détenir des devises étrangères…
Nous étions moralement responsables de ce qui arrivait à ce vieil homme. Pendant tou l’après-midi, nous fîmes le tour des postes de police, prîmes contact avec nos « correspondants » du Ministère des Affaires étrangères. Nous exigions que l’homme soit relâche, ce qu’on nous promettait, et que nous puissions le vérifier par nous-mêmes, ce qu’on nous refusait.
Je m’endormis la rage au ventre puis le lendemain matin, en direct, je racontai aux auditeurs suisses cet épisode banal du bonheur socialiste roumain. Puis je pris le premier avion et ne remis plus les pieds en Roumanie pendant plus de quinze ans. Le traître que j’étais devenu ne pouvait prétendre à aucune faveur, aucun visa. Je ne revis plus Rodica, ne lui donnai plus signe de vie, pour ne pas la mettre en difficulté.
Janvier 1990. La Révolution a débuté voilà deux semaines. Dans le forêts, des « terroristes » menacent, paraît-il, la liberté enfin conquise. J’escorte jusqu’en Transylvanie un des innombrables convois humanitaires d’Opération Villages Roumains. Ensuite, je ne repars pas pour l’Ouest. Me voici à Bucarest, reprenant le fil de mes enquêtes interrompues depuis tant d’années. Prétexte. En fait, je cherche Rodica. Le numéro de téléphone d’autrefois résonne dans le vide et le dernier bottin remonte à plus de douze ans. Impossible de renouer le fil. Alors, je parle autour de moi de cette famille dont le père, je l’ai appris entre-temps pas la presse occidentale, est devenu ministre de Ceausescu avant d’être sèchement écarté. Une anesthésiste de l’Hôpital des Enfants croit savoir comment retrouver le papa et donc, je l’espère, sa fille.
Deux jours plus tard, je tiens en main un petit papier sur lequel a été griffonné un numéro, que je compose lentement.
– Buna ziua. Alex sint. Rodica este, va rog ?
– Buna ziua Alex. Rodica nu este, este la scoala…
Voilà dix-neuf ans que j’avais pour la première fois appelé, dix-neuf ans que la maman m’avait répondu :
– Bonjour Alex. Rodica est à l’école . Elle va bientôt rentrer. Il vous faut rappeler plus tard.
Et aujourd’hui, dix-neuf ans plus tard, elle m’accueillait au téléphone comme si nous nous étions parlé la veille, nullement surprise, égale à elle-même. En Roumanie, rien ne change, ou si peu. D’étudiante, Rodica était devenue enseignante. Elle avait quitté la maison familiale pour se marier, y était revenue après son divorce. Tout à l’heure, lorsqu’elle serait rentrée de l’école, je l’appellerais, nous nous donnerions rendez-vous à l’entrée du parc, nous y reprendrions la conversation là où nous l’avions laissée et cette fois, nous ne laisserions plus le temps nous séparer. Quelques mois plus tard, monsieur le maire nous déclarerait mari et femme. Et tant pis si, dix-neuf ans plus tôt, la jeune femme de Tiganesti n’était pas venue au monastère par hasard.
Chapitre suivant: Bucarest d’hier et d’aujourd’hui
Bonjour je lis votre histoire. Est ce que Rodica était elle mineure quand vous la séduisais ? Accepterez vous la même chose si c’était votre fille ?
Le ridicule ne tue plus. Dommage ! J’avais 27 ans. Rodica en avait 23. Occupez-vous donc de votre propre cul.