11. Ils ont garé la voiture au bas des Ramblas

 

Jeudi 10 avril 1980, dans l’après-midi.

Jean-Christophe est à Vernier. Il a confectionné une splendide tarte, qu’il a enfournée vers quatre heures. Il a déplié l’unique nappe que Martina n’ait pas emportée à Lully, l’a disposée sur la table de la cuisine. Il y a placé les jolies tasses qui font la joie de Corina et Melia, sortes de conques ovoïdes montées sur jambes. Est-ce vraiment pour fêter leur retour ? Ou ne serait-ce pas, un peu, pour conjurer le sort ?

18 heures.

C’est l’heure prévue du retour de Martina et des jumelles. Pas de nouvelles, ni de contre-ordre. Il attend. Le jour baisse.

19 heures.

Peut-être Martina, rentrée avec quelque retard d’Es­pagne, a-t-elle craint qu’il n’y ait plus rien à manger, à Vernier, pour les gosses et a-t-elle décidé de leur confection­ner un repas dans son appartement de Lully.

20 heures.

Toujours rien. L’inquiétude croît. C’est l’heure où les gosses devraient aller se coucher. Et il n’y aucune raison pour qu’elles passent une nuit supplémentaire avec leur mère. Jean-Christophe compose le numéro de l’appartement de Lully. Pas de réponse.

20 h 30.

Il appelle les parents de Martina, à Barcelone.

– Bonsoir Crista. Ici. Jean-Christophe. Dis-moi, Martina n’est pas encore arrivée. J’espère qu’il n’y a pas eu de problème, ni d’accident. Est-elle partie à l’heure ?

– Elle est restée avec nous jusqu’à hier dans la maison de Capellades. Elle est partie vers midi. Elle a dû dormir dans le Sud de la France et elle ne devrait plus tarder à arriver à Genève. Ne t’inquiète pas. Bonsoir. Dors

11 avril, 7 heures.

Appel téléphonique à Lully. Sans succès.

Nouvel appel à Barcelone. Crista répète ce qu’elle a dit la veille au soir.

8 heures.

Jean-Christophe essaie encore une fois d’appeler Lully, puis il téléphone à son avocat, qu’il informe de la situation. Ensuite, il tente de joindre Danièle B., l’assistante sociale déléguée par les Juge des Tutelles pour organiser la garde alternée. Pas de réponse.

L’affolement monte en lui, le domine. Il se calme en notant, point par point, les différents actes de ce qui commence sérieusement à ressembler à un drame.

13 heures.

Ronald, un père divorcé, arrive à Vernier. Jean-Christophe l’a connu à l’ASPER et l’a appelé en fin de matinée.

– Viens chez moi. Tu ne peux pas rester comme ça. Mes enfants sont là, aujourd’hui. Ça te changera les idées.

Jean-Christophe le suit, méconnaissable. Une fois déjà, vers midi, il a craqué, s’est mis à pleurer, gémir, hurler entre les murs de la maisonnette. Même la présence réconfortante du chien n’y a rien fait.

17 heures.

Ronald ramène Jean-Christophe à Vernier. Jean-Christophe vient de passer un long moment avec des gosses adorables mais qui ne sont pas les siens. L’effet n’a pas été particulièrement positif.

Dans la boîte, le courrier de l’après-midi, une lettre postée en Espagne le 9. Une feuille simple, datée du 7 : « Je ne rentrerai plus. »

Effondrement, puis sursaut de bête traquée. Jean-Christophe observe de plus près l’oblitération. Barcelone. Précisément, la poste qui se trouve à deux blocs de l’appartement des parents Canals, Calle Minorca. Le 7, Martina était pourtant à Capellades, le 9 aussi. Elle a donc, le 9, fait le voyage jusqu’à Barcelone. Pour que la lettre parvienne plus tôt à Jean-Christophe? Ou pour brouiller les pistes?

– Ronald, il faut que j’y aille ! Tu peux rentrer chez toi. Merci de tout. Je t’appellerai à mon retour.

Comme souvent, Jean-Christophe n’a pas un sou d’avance. Il téléphone à deux ou trois amis sûrs et, une heure plus tard, il dispose de 1.500 frans. Largement de quoi payer le vol. Mais le dernier Iberia part dans moins d’une heure et le premier Swissair, demain, n’arrive que dans l’après-midi. De plus, il est périlleux d’aller là-bas seul et sans voiture. Seul parce que le clan des Canals n’est pas de tout repos. Sans voiture parce que, s’il parvient à récupérer les jumelles, il lui sera plus facile de regagner la Suisse par la route.

18 heures.

Nouvelle série de coups de téléphone. C’est finalement un autre père séparé, Mana, qui propose ses services. Il se trouve dans une situation analogue : sa femme, anglaise, vient de placer leur fille chez ses parents, en Grande-Bretagne, alors que le juge a ordonné qu’elle reste en Suisse. Mana arrive peu de temps après à Vernier, en compagnie d’une de ses amies. Le départ se fait presque immédiate­ment.

20 heures.

La circulation est encore dense au sortir de Genève. On est vendredi soir et, avec les premiers jours du printemps revenu, les Genevois vont en nombre passer la fin de semaine dans la maison qu’ils possèdent dans la campagne française, ou même chez des amis en Provence. Pourtant, peu à peu, le trafic décroît. A partir de Valence, c’est Mana qui conduit tandis que Jean-Christophe, dont la résistance nerveuse s’émousse, somnole.

12 avril, 6 heures.

Ils ont garé la voiture au bas des Ramblas. C’est un des rares endroits où ils aient quelque chance, un samedi matin, de trouver un café ouvert. Dans le bistrot, ils vont chacun à leur tour faire un brin de toilette dans ce qui sert de sanitaires, puis Jean-Christophe entreprend de passer quelques coups de fil. Il attend beaucoup d’un réseau de prêtres ouvriers, rencontrés lors d’une opération en Espagne, au temps de la Ligue. Mais le contact n’aboutit pas. Pendant ce temps, sur les Ramblas, on est en train de dévaliser la voiture. La mallette de Mana, un manteau d’Otellia, sa compagne, et les vêtements que Jean-Christophe avait apportés pour les gosses. Mais qu’importe…

Le groupe se rend à proximité de la Calle Mallorca. Mana, qui connaît Corina et Melia, observe lentement une photo de Martina avant d’aller faire la planque à proximité du 234.

– Rien vu, dit-il à Jean-Christophe lorsqu’il le rejoint, plusieurs dizaines de minutes plus tard.

Jean-Christophe, à son tour, s’approche du bâtiment, profite de la sortie d’un locataire pour s’engouffrer dans le patio, grimpe les escaliers jusqu’au deuxième, avance à pas feutrés. Il est plus de dix heures. S’il y avait quelqu’un, il entendrait des bruits. Rien. Ni la voix des jumelles.

– Vous allez rentrer à Genève. Ça risque de durer. Les enfants ne sont pas là. Tiens, Mana, voici de l’argent pour les deux billets de train. Je t’accompagne à la gare. Moi, je reste et j’ai encore besoin de la voiture. Merci de ce coup de main.

Jean-Christophe retourne à la Calle Minorca. Au début de l’après-midi, il profite de la sortie d’un locataire pour entrer, à nouveau, dans l’immeuble et monter au deuxième étage. Cette fois, il sonne. Pas de réponse. Sonne à nouveau. Rien. Il s’assied sur le paillasson du pallier et attend. Une heure. Des heures.

12 avril, 17 heures 38.

Le bruit incongru de l’ascenseur. C’est la troisième fois depuis qu’il est là. Mais, cette fois, la lumière s’immobilise au deuxième. En sort Rauric, l’un des frères de Martina.

– Hola, Jean-Christophe. Que haces en este lugar ?

Rauric semble sincèrement surpris de trouver ici son beau-frère suisse. Martina ? Oui, il l’a vue à Capellades, le week-end dernier. Mais pas depuis. Oui, il le jure.

Rauric est sincère, Jean-Christophe en mettrait la main au feu. Le frère sort de sa poche la clé de l’appartement et, après avoir ouvert large la porte, laisse entrer Jean-Christophe. Autre preuve de sincérité et d’amitié.

– Les parents sont à Capellades. Ils devraient rentrer dans la soirée. Je te dirais bien de les appeler mais ils n’ont toujours pas le téléphone, là-bas. Si tu veux, attends-les. Moi, je dois partir mais tu n’as qu’à rester là. Simplement, fais attention si tu sors, je ne peux pas te laisser ma clé, je n’ai que celle-là.

12 avril, 20 h 28. Sonnerie du téléphone.

– Hola, buenas noches, répond Jean-Christophe.

On raccroche.

12 avril, 21 h 04. Sonnerie du téléphone.

– Hola, buenas noches, répond Jean-Christophe.

– Bonsoir, Jean-Christophe. Ici Amelia. Tu sais, tu ne dois pas rester là, chez nos parents. Ils vont rentrer tout à l’heure et tu n’as aucun droit de rester. Si tu veux, on te paiera l’hôtel…

– Où est Martina ?

– Je ne sais pas.

-Alors, je ne bouge pas d’ici.

12 avril, 21 heures 33.

– Hola.

– Hola, ici le mari d’Amelia. Tu te souviens de moi, n’est-ce pas. Ecoute-moi, nous sommes amis, il ne faut pas que tu restes.

– Tu as deux gosses, toi aussi, et je crois savoir que vous êtes en cours de séparation, Amelia et toi. Alors dis-toi bien que ce qui m’arrive en ce moment pourrait bien t’arriver, à toi aussi. Si tu es mon ami, tu peux comprendre.

Les parents, finalement, ne rentreront pas ce soir-là. Jean-Christophe dormira dans la chambre de bonne et ne sera pas dérangé jusqu’au matin.

13 avril, 9 h 30.

Une clé tourne dans la serrure de la porte d’entrée. Jean-Christophe est réveillé depuis longtemps. Entrent le père, Lleo, et la mère, Crista. Ni l’un ni l’autre ne feint l’étonnement.

– Bonjour, Jean-Christophe, dit Lleo en lui tendant la main. Comment supportez-vous ? C’est terrible, n’est-ce pas ? J’avais dit à Martina qu’il ne fallait pas faire ça.

– Elle vous en a parlé ?

– Oui, bien sûr. J’ai tout fait pour l’en dissuader, la semaine dernière déjà.

Jean-Christophe a tôt fait d’effectuer le calcul : Le 6 ou le 7, Martina en avait parlé à ses parents et, le 10, au téléphone, Crista avait répondu :

– Tout va bien, Martina est repartie hier pour la Suisse.

Au fil de la discussion, les différences d’attitude du père et de la mère éclatent au grand jour.

– C’est votre droit de savoir où sont les gosses. Nous sommes dans un pays civilisé, dit le père. Je vous aiderai dans toute la mesure de mes moyens.

Mais il ne sait pas, c’est sûr, où sont Martina et les jumelles.

Crista, elle, sait sans nul doute, même si elle ne le dit pas clairement.

– Je ne ferai jamais rien contre ma fille, tu comprends.

Martina et les jumelles sont-elles, à cet instant, dans la maison que possèdent les parents de Juan-Luis, compagnon de hold-up et de cellule d’Andreu, et de Javier, amant de Sandra et ennemi juré de Jean-Christophe ? Ce n’est pas impossible. Lleo a accepté d’accompagner Jean-Christophe. Après des détours infinis et involontaires, sous une pluie battante, ils arrivent dans le petit village, demandent leur route à l’épicerie du lieu et sonnent à l’entrée du petit pavillon de banlieue, personne ne répond. Jean-Christophe a pourtant la quasi-certitude qu’il y a du monde à l’intérieur. Peut-être n’est-il alors qu’à quelques mètres de ses filles. Engager une action en justice… Celle d’Espagne n’a pas la réputation d’une excessive rapidité. Demander l’aide d’un huissier… On est un dimanche. Et demain, les oiseaux auront déserté le nid.

Il pleut toujours. Lleo en a assez d’attendre, de guetter. La nuit est tombée. Aucune lumière ne filtre par les persiennes. Les deux hommes repartent pour Barcelone. Jean-Christophe a la rage au cœur et la mort au ventre. Il passera encore cette nuit-là chez les Canals. Demain, il prendra contact avec un avocat barcelonais, dont le nom lui sera communiqué par Me W., appelé par téléphone à Genève. Puis il reprendra la route du nord et arrivera à Vernier, après un voyage d’une seule traite, dans la nuit du lundi au mardi.

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